Christophe Ghristi vient de faire entrer Die tote Stadt au répertoire du Capitole, et on s’en réjouit. Mais pour présenter l’œuvre à un public qui la découvre, le choix de la production créée à Nancy en 2010 était-il le meilleur ? Alors et depuis, lors des reprises, elle a été louée haut et fort pour l’intelligence avec laquelle elle tente de résoudre les problèmes que pose l’œuvre à qui veut la représenter. Mais pour une première vision, le critère n’aurait-il pas dû être la fidélité aux intentions de Korngold ?
Matthias Winckhler (Frank) et Torsten Kerl (Paul) © Patrice Nin
En sortant du spectacle, c’est au conte d’Andersen « Les habits neufs de l’empereur » que nous avons pensé. On se souvient que l’admiration était de commande jusqu’à ce qu’un enfant ose dire que ces vêtements n’existaient pas. Cette production est-elle le chef d’œuvre incontestable qu’on est sommé d’admirer sous peine d’être rangé chez les Béotiens ? Plus qu’intelligent, le dispositif scénique de Raimund Bauer nous semble habile, car il éveille des références qualifiantes pour le spectateur qui penserait aux sérigraphies de Warhol ou aux natures mortes à la Hockney. Mais si les images répétitives de compartiments voisins s’accordent à l’idée d’obsession, leur presque vide proche de l’abstrait n’est pas cohérent avec l’attachement au passé qui a conduit Paul l’esthète à choisir Bruges comme refuge où s’enterrer. Sans ignorer qu’en évoquant les didascalies nous aggravons notre cas – rappelons malgré tout que le livret et les indications qu’il contient émanent des auteurs, le compositeur et son père – le minimalisme des accessoires les ignore. Or si les Korngold ont pris des libertés avec le roman La ville morte d’abord en faisant d’épisodes que Rodenbach raconte comme réels une suite d’images mentales qui expriment l’inconscient du héros et ensuite en modifiant la fin, pourquoi aller au-delà ? Après tout, l’œuvre est fondée sur la notion de fidélité !
Or Philipp Himmelmann se permet, quand la scène finale doit montrer, selon la volonté des créateurs, Paul refermant la porte et quittant sa demeure-tombeau, de le faire se rasseoir et regarder devant lui, immobile, comme si rien n’était arrivé, en train de reprendre la contemplation – attente – méditation – où il apparaissait au début. Il ne fait pourtant pas de doute qu’Erich Korngold, dans la vitalité de sa jeunesse créatrice – dix-neuf ans au moment où il commence la composition de l’opéra et vingt-trois ans lors des premières représentations – pousse le héros vers la vie. L’infidélité du compositeur au roman justifie-t-elle celle du metteur en scène ? Encore, si le public connaissait l’œuvre. Les spectateurs ont-ils compris pourquoi les personnages ne sont jamais en présence directe ? Ont-ils bien vu que leurs positions respectives reconstituent les face-à-face ? Car il faut bien dire que malgré tout le soin des interprètes la coordination et la synchronisation ne sont pas toujours parfaites.
Et quelle idée se seront-ils faite de Marietta ? En 1920, le personnage est un manifeste féministe et moderniste : c’est une femme qui revendique sa liberté amoureuse, artiste soumise à la précarité qui ne dédaigne pas les amis généreux et aime le plaisir sans hypocrisie. Dans le tableau qui précède les visions de Paul, avant qu’elle ne devienne un élément de ses images mentales, on la voit se livrer sur lui à une reptation sans équivoque tandis qu’elle célèbre la danse en des termes exaltés, telle une bacchante. Combien de spectateurs l’auront vue alors comme une prostituée ? Un mot encore pour les costumes de Bettina Walter ; la troupe des danseurs porte peut-être les tenues de scène, au sortir de la répétition. Le public aura-t-il reconnu le Pierrot ? Pourquoi ne pas le rendre facilement identifiable, et lui permettre d’éveiller le souvenir de celui de Schönberg ? Nous n’irons pas plus loin dans le détail des aspects de cette production qui nous laissent réticents, surtout pour une découverte. Il reste un spectacle indéniablement séduisant sur le plan formel, où les éclairages très étudiés de Gerard Cleven jouent un rôle important dans la valorisation des couleurs.
Heureusement, un opéra, c’est de la musique et du chant. Les Toulousains ont donc pu découvrir la partition foisonnante de Korngold avec leurs musiciens sous la direction de Leo Hussain. L’orchestre semble déguster le festin sonore préparé par Erich Korngold. Le chef semble lui aussi prendre plaisir à diriger cet organisme vivant qui rugit ou étincelle, et s’abandonner peut-être à la richesse du son jusqu’à omettre des nuances. On ne perd rien néanmoins des allusions wagnériennes, ni des mélodies comme des pastiches de Puccini, des courbes et des accents évoquant Lehar et des pleins où l’orchestre est une houle à la Richard Strauss. Ne serait-ce que pour cette splendeur La ville morte conquiert ses droits au Capitole. Mais cette abondante matière sonore pose le problème de la distribution des deux rôles principaux, les plus exposés au flux parfois torrentiel de l’orchestre.
Depuis presque deux décennies, Torsten Kerl interprète Paul. Bientôt proche de ce qu’on appelle la force de l’âge, il a dans sa voix l’éclat et l’endurance nécessaires pour porter le personnage dans son exaltation. Mais sa musicalité lui permet de nuancer l’expression, de contrôler rigoureusement l’émission, et ces qualités jointes à son expérience du personnage, dont il rend sensible le trouble profond, en font un des plus remarquables interprètes du rôle et donc un atout majeur de ces représentations. Les Toulousains ont la chance, aux côtés de ce Paul d’exception, de découvrir Evgenia Muraveva, une cantatrice qui se révèle à la hauteur de son partenaire sur le plan de la prouesse vocale, car elle a aussi l’étendue, la puissance et la résistance nécessaires à camper la jeune femme hardie. Certaines nuances sont-elles de son fait ou correspondent-elles à une décision du chef et du metteur en scène ? Elles participent en tout cas à la construction du personnage, et témoignent de l’investissement de la cantatrice. Ils recueilleront tous deux un triomphe des plus mérités.
Les distinguer parce que premiers rôles n’enlève rien à la valeur du reste de la distribution, particulièrement soignée. Vingt ans après son Compositeur dans Ariane à Naxos, Katerine Goeldner retrouve le Capitole pour incarner Brigitta, la gouvernante dévouée, soucieuse du « qu’en dira-t-on ». On la trouverait presque trop brillante pour ce personnage auquel elle donne quasiment du chic, dans sa tenue d’une austère élégance et d’une voix ferme dont le très léger vibrato semble un effet de l’art. L’ami Frank est campé avec bienveillance et mesure par Matthias Winckhler, sonore sans ostentation. Thomas Dolié fait sensation dans la romance de Pierrot, tant le grain de la voix et la projection impressionnent. Norma Nahoun et Julie Pasturaud, en collégiennes ( ?) délurées, Antonio Figueroa, qui chante en coulisse et puis en scène tour à tour Gaston et Victorin, sans oublier François Almuzara dans sa brève apparition en comte Albert, complètent plaisamment la troupe dont Marietta est l’étoile. La qualité musicale et vocale aidant, on savoure le moment, et ce n’est pas la prestation du chœur invisible qui le ternira. Musicalement et vocalement, au moins, la réussite est telle que cette Ville morte a gagné son billet d’entrée au répertoire du Capitole !