Trois jours après Versailles, Dijon accueille la monumentale Messe en si mineur, de Bach, par les mêmes interprètes. Cependant, ces deux productions diffèrent fondamentalement. L’architecture et l’acoustique de la Chapelle royale imposaient une disposition traditionnelle, statique. Le vaste auditorium dijonnais, dont sont familiers Leonardo García Alarcón et ses amis qui y sont en résidence, autorise une mise en espace et des déplacements qui renouvellent radicalement l’écoute de ce chef d’œuvre. Le défi est technique, puisque les musiciens sont répartis de manière à « offrir une sensation sonore multidirectionnelle », et aussi « l’ occasion de donner une nouvelle vie » à l’ouvrage, prévient le chef. La proposition est aussi originale que dérangeante dans la mesure où la destination liturgique s’estompe au profit d’une dramatisation réussie. Elle est plébiscitée par un public transporté. D’interminables rappels, avec la reprise de deux numéros, resteront dans les mémoires.
L’essentiel de la direction s’effectue d’une estrade, dressée au centre des fauteuils d’orchestre, où trône le positif. Ainsi le chef peut-il couvrir du regard et du geste tout le volume de la vaste nef. Les instrumentistes sont rassemblés sur scène, de façon classique. Mais le chœur, les solistes vocaux et instrumentaux la quitteront pour se positionner en divers points de la salle en fonction de la pièce. Les déplacements, discrets, sont quasi imperceptibles et ajoutent à la magie. D’autant que l’usage renouvelé d’éclairages appropriés au caractère et au sens contribue à ce choc sensible. Un premier a lieu dès les quatre mesures introductives du Kyrie, chantée dans une totale obscurité (mais comment font-ils ?) à laquelle succède un éclairage discret pour le largo instrumental s’ouvrant sur la fugue. Tout se renouvelle en permanence, au service d’une expression juste, renforcée par ces moyens. L’effet est vertigineux, c’est un envol auquel on participe, à l’image des angelots d’un plafond en trompe l’œil qui s’ouvrirait sur un ciel immense.
Du Credo à l’ultime Dona nobis pacem, ce sera un renouvellement constant, musical comme spatial et visuel. Le long silence imposé par le chef avant l’Et incarnatus participe à l’émotion qui se dégage des trois numéros suivants, au cœur de l’ouvrage. Les voix y sont aériennes, avec un soutien des cordes empreint d’extase mystique. Le Crucifixus, où les solistes se joignent au chœur, est d’une force expressive peu commune, servie par une lumière s’amoindrissant jusqu’à l’obscurité. Le contraste est d’autant plus saisissant avec le jubilatoire Et resurrexit, éblouissant de vie. Il faudrait citer chaque numéro. Le Sanctus, puissant, impérieux, ponctué vigoureusement par les hommes, avec l’ondulation des triolets des femmes, est particulièrement réussi. La félicité du Dona nobis pacem qui sera repris en bis – est communicative.
Plus de soixante interprètes participent à l’aventure, un effectif, auquel on n’est plus familier depuis l’émergence des « baroqueux », qui a de quoi surprendre. La destination ultime de l’ouvrage (le couronnement d’August III comme roi de Pologne), son caractère grandiose l’autorisent. Le Chœur de chambre de Namur s’y montre sous son meilleur jour, puissant et sensible, toujours clair, avec une projection proche de l’idéal. La ductilité, la souplesse, le modelé des phrasés n’ont rien à envier à un groupe de solistes. Techniquement irréprochable, la soprano, Julie Roset, déçoit quelque peu. Le timbre est peu gratifiant, l’expression manque de maturité. On l’oublie dans ses trois duos, au profit de ses partenaires. Marianne Beate Kielland est une extraordinaire mezzo, puissante, charnue, agile : dès le Christe initial, c’est un régal. Paulin Bündgen est un admirable contre-ténor : dans le Qui tollis, comme dans l’Agnus Dei (chanté d’un praticable élevé, dissimulé par un rideau, en fond de scène), très retenu, la voix longue et d’une fraîcheur exceptionnelle. Valerio Contaldo, ténor clair, bien timbré, stylé, s’entend à merveille avec la flûte du Domine Deus, puis dans son solo du Benedictus. Alain Buet nous vaut deux moments forts (Quoniam tu solus, puis Et in Spiritum Sanctum). La voix est sonore, expressive, soutenue, avec des vocalises qui ne sentent jamais l’effort. L’entente entre tous, leur bonheur à participer à une telle aventure se perçoivent tout au long de la soirée. Il faut souligner l’excellence des solistes instrumentaux, du hautbois d’amour, de la flûte, du cor et des trompettes, c’est un bonheur constant.
L’entreprise était risquée, à de nombreux titres. Spatialiser une messe avec des interprètes mobiles, c’était aller bien au-delà de la Venise de Gabrieli. N’était-ce pas aussi une sorte de sacrilège aux yeux de certains ? Mais, surtout, la dispersion des musiciens constituait un énorme défi musical, depuis un continuo où l’orgue tournait le dos aux cordes, distantes de plus de 10 m, jusqu’à l’ensemble des dispositifs éclatés, où tel pupitre, aligné dans une travée, enroulait sa ligne à celle des autres, tout aussi éloignés. Le miracle s’est cependant réalisé, conduit par le démiurge placé en son centre : Leonardo García Alarcón. Le chef argentin toujours généreux, soucieux de précision, dessine les phrasés, sculpte le son. Il imprime un élan comme une clarté lumineuse, sur des basses très motrices sans jamais tourner au motorisme. La puissance dramatique, la ferveur, la contemplation mystique sont au rendez-vous, tout comme un tour quasi guilleret, dansant (Laudamus te, Domine Deus) ou pastoral (Et in Spiritum Sanctum) lorsque l’écriture l’appelle. Les miracles ne sont pas reproductibles : il est dommage que ce moment exceptionnel n’ait pas fait l’objet d’une captation vidéo. Ce sera notre seul regret.