Le jour et la nuit, ces deux éléments structurants du texte wagnérien de Tristan und Isolde, décrivent avec évidence cette version de concert donnée à l’Opéra Berlioz de Montpellier. Pour profiter d’un troisième acte de haute tenue, mené par le Tristan révolté de Stefan Vinke et la baguette pathétique de Michael Schønwandt, il aura fallu endurer un premier acte à l’ouverture maniérée, un Tristan fâché avec la justesse et une Isolde trémulante dans le médium et acide dès les premières marches du registre supérieur.
L’orchestre lui aussi présente une face de Janus : somptuosité des cordes, les violoncelles en premier lieu, et des cuivres aussi rigoureux qu’une petite harmonie qui se désagrège jusqu’à oublier tout à fait les dernières mesures de la reprise de l’accord de Tristan à la fin du monologue du roi Marke. Heureusement le directeur musical de l’orchestre national Montpellier Occitanie impose dès les premières imprécations d’Isolde une dynamique toute autre que ce prélude étiré comme une noix de beurre trop chiche pour la tartine sur laquelle on tente de l’étaler. Surtout il peut s’appuyer sur des solistes en état de grâce : le premier violon et l’alto se chantent une romance toute érotique pendant les appels de Brangäne et pleurent Isolde avec nostalgie au diapason de Tristan agonisant. Depuis la coulisse ouverte, le cor entêtant égrène sa mélopée morbide.
© Marc Ginot
Dommage donc que les deux premiers actes nous laissent en état de frustration. La Brangäne de la chevronnée Karen Cargill ne se départira jamais d’une émission nasale, même si la fréquentation du rôle et le métier de diseuse de la britannique soutiennent l’interprétation. Au deuxième acte, ses premiers appels, pourtant placés en scène et non en coulisses, manquent de souffle et de volume pour se marier avec les délices des solistes. Guère de problème pour Jochen Kupfer dont les moyens impressionnent. Son Kurwenal en impose à tous. Le problème est que cela ne l’incite nullement à la sobriété et qu’il passe à côté de la vérité du rôle par ses excès de grandiloquence qui lui font hoqueter son texte. Bien plus justes en comparaison s’avèrent Paul Curievici (Melot) et Jean-Philippe Elleouet-Molina (un pilote) dont les courtes interventions sont appliquées. Mention spéciale pour la chanson du marin au beau lyrisme de Yu Shao, aussi interprète du berger du dernier acte. Stephen Milling s’impose comme l’un des meilleurs Marke que l’on ait entendu ses dernières années, n’était un aigu un rien amenuisé. La voix profonde et chaleureuse se pare de mille couleurs et effets. La diction superlative et la sobriété de l’interprète s’allient à ses qualités. Voici un roi Marke amoureux tant de son ami que de sa promise, dont la douleur sourd au détour d’un reproche ou écume au bord d’une lèvre agitée d’un spasme.
Katherine Broderick dont la carrière commence à prendre de l’ampleur et qui a fait le choix judicieux d’intégrer à Karlsruhe la troupe d’un théâtre allemand solide, s’attaque donc à Isolde. Elle en possède certainement le tempérament et il faut mettre à son crédit une très belle caractérisation qui fait de son récit et de sa malédiction au premier acte un des temps forts de son interprétation. Pourtant, à l’heure actuelle, on doute de l’adéquation de ses moyens avec ceux – extrêmes – qu’exige la princesse irlandaise. Très vite, le vibrato vient entacher un médium pourtant étoffé, les graves s’amenuisent à mesure que l’aigu s’acidifie. Avec intelligence, elle joue de ces aigreurs pour marquer la colère et l’ironie de son personnage mais au deuxième acte, le duo manque tout à fait de lyrisme et de douceur. Même dichotomie au retour du second entracte, la déploration initiale retrouve les couleurs qu’il faut avant que l’endurance ne vienne manquer dans une Liebestod d’un prosaïsme achevé, à l’opposé de la magnificence atteinte par l’orchestre.
Stefan Vinke quant à lui, chante quasiment faux tout le premier acte et ne sait opposer qu’un timbre nasalisé à l’extrême pendant le duo du deuxième. On craint très vite une dernière partie au calvaire. Ce crépuscule sera le salut d’un interprète qui rejoint donc ceux qui s’économisent pendant les deux tiers de l’œuvre pour se consumer dans le dernier. Le premier monologue manque encore un rien d’abandon, reproche que la vaillance et les déchirements du deuxième viennent balayer. Certes, quelques vulgarités et consonnes crachées ne sont pas du plus bel effet, mais jamais la vaillance ne lui fera défaut sans que pour autant l’on ait l’impression que Tristan meurt en pleine forme. Surtout, Stefan Vinke dépasse l’ingratitude de son timbre et fait frissonner le lyrisme et l’amour dans ses appels déchirant à Isolde.