Créé en 1715 à Londres, Amadigi de Georg Friedrich Haendel propose dans un format restreint (cinq rôles ensuite réduits à quatre), une collection variée d’airs plus beaux les uns que les autres. Si l’histoire est sans grande originalité, cet opéra est un joyau rare que l’on se réjouit de voir à l’affiche. Lors de la création, cette intrigue réduite au minimum servait surtout de prétexte à une débauche de moyens scéniques : flammes, éclairs, dragons, tout ce dont disposait la machinerie de l’époque était de sortie. Mais au-delà de cet aspect spectaculaire, Amadigi est une belle étude des passions humaines et c’est probablement là l’angle le plus pertinent pour une approche contemporaine, tant il semblerait saugrenu de vouloir ressusciter cette esthétique du XVIIIe.
© Michael Bunel
Dans sa note d’intentions, Bernard Levy, metteur en scène, décrit parfaitement la difficulté de mettre en scène du Haendel. Entre intrigue simpliste, airs au cours desquels, par définition, il ne passe presque rien (le chanteur mettant en musique ses émotions), et autres monstres et sortilèges, difficile de proposer une mise en scène qui ne sombre ni dans l’abstraction totale, ni dans l’illustration littérale forcément anachronique. Hélas, rarement auront été les intentions si éloignées de la réalité proposée au public. Souhaitant « créer un écrin scénique […] où la magie, la féerie et la rêverie auront toute leur place » Bernard Levy livre une mise en scène trop cérébrale, manquant de consistance et ne réussissant qu’à annihiler les efforts de ses chanteurs et la beauté de la musique. Entourée de trois murs servant de support aux projections, la scène reste désespérément vide du début à la fin. On en vient à se réjouir de l’apparition d’une chaise après l’entracte ! Deux heures et demie durant, la direction d’acteur se résume à « entre par la gauche, chante ton air et sort par la droite » et inversement… Les chanteurs se retrouvent donc sans rien à faire ou contraints de ressortir des clichés que l’on croyait disparus (comme lors du suicide de Melissa). Et que dire des deux acteurs mal déguisés, Furies au service de la sorcière, errant sur le plateau comme des âmes en peine ? Quant aux projections vidéo, elles ne montrent rien et ne sont, toujours deux heures et demie durant, qu’une succession de taches de couleurs dont on peine le plus souvent à voir le lien avec l’action en cours. La vidéo est un outil au potentiel presque infini, resté ici inexploité.
Plus réjouissant, la version livrée par le chef Jerôme Correas à la tête de son ensemble Les Paladins. L’orchestre fait preuve de cohésion et propose une vaste palette de nuances et de couleurs orchestrales, faisant d’autant mieux ressortir la grande variété des airs de cet opéra. Ces belles textures sont cependant régulièrement troublées, notamment du côté des hautbois et des premiers violons, par des attaques mal assurées et un legato perfectible. (À leur décharge, les hautbois sont très sollicités tout au long de la soirée.) C’est néanmoins de la direction musicale (en particulier concernant le lien entre scène et fosse) que vient le plus gros problème. Handicapé par une gestuelle lourde, souvent en retard, Jerôme Correas dirige avec une raideur toute métronomique et n’arrive ni à corriger nombre de décalages avec ses chanteurs ni à leur laisser la nécessaire liberté afin de pouvoir respirer et dialoguer avec l’orchestre.
Des quatre chanteuses, c’est la soprano Amel Brahim-Djelloul qui tire le mieux son épingle du jeu. Si l’on met de côté une fatigue vocale apparente (et inquiétante) dans le troisième acte, son interprétation de la jeune Oriana est très convaincante. Ne s’embarrassant pas d’artifices inutiles, elle laisse son timbre clair se déployer passant de notes tenues sans vibrato à peine audible à des vocalises intéressantes et intelligemment conduites, surtout dans les da capo (la reprise de la première partie) de ses airs (« Gioie, venite in sen », acte I). Censé être l’apex de sa partie, le magnifique air de l’acte II « S’estinto è l’idol mio » est malheureusement ruiné par une mise en scène inexistante et une direction musicale hasardeuse. Pourtant, tout y est : un jeu d’acteur simple (mais efficace), une maîtrise vocale impressionnante, une interprétation touchante. Quel gâchis !
Remplaçant au pied levé Rodrigo Ferreira lors de la première au Théâtre-Sénart il y a un mois, la mezzo-soprano Sophie Pondjiclis (Amadigi) peine à convaincre. Si son timbre de voix et les rares effets de nuance auxquels elle s’est risquée sont indéniablement prometteurs, elle n’a visiblement pas eu assez de temps pour s’approprier la partition et la mise en scène. Outre quelques récitatifs ratés, son interprétation reste scolaire (« Vado, corro al mio tesoro », acte I), ses problèmes de projection dans les médiums gênants (« O notte, oh cara notte », acte I) et son jeu d’acteur convenu frise parfois le ridicule, en témoignent les rires du public quand elle fait mine de se réveiller à la fin de l’air d’Oriana (« S’estinto è l’idol mio », acte II). Dommage de ne pas l’avoir entendue dans des circonstances plus favorables.
Il a fallu attendre une heure de musique et trois airs, pour qu’Aurélia Legay entre véritablement dans son personnage de Melissa instable et capricieuse. De plus, si sa maîtrise technique et sa connaissance stylistique ne semblent pas évidentes au premier abord (« Ah, spietato ! », acte I), son air « Io godo, scherzo, e rido » à la fin du premier acte nous laisse entrevoir les belles possibilités de sa voix, avec son timbre clair et son vibrato puissant.
Si Aurélia Legay a fini par convaincre, il n’en a pas été de même pour Séraphine Cotrez (Dardano). Prenant au pied de la lettre la volonté du chef de dépoussiérer la technique du parlé-chanté dans les récitatifs, la contralto tombe dans la caricature en surjouant l’interprétation musicale avec passage systématique en voix de poitrine en fin de phrase et accentuations malheureuses sur des syllabes faibles (« Pugnero contro del fato », acte II). Ajoutez à cela son imprécision rythmique et mélodique et les lignes vocales s’en trouvent dénaturées, à la limite du méconnaissable. De plus, la projection de sa voix notamment dans les médiums reste la plupart du temps insuffisante (« Pena tiranna io sento al core », acte II). Pourtant, son timbre chaud, son vibrato large et la richesse des graves de sa voix auraient constitué autant d’atouts pour une incarnation crédible de ce personnage.
Lors de la création de cette production au Théâtre-Sénart, notre collègue Laurent Bury s’interrogeait sur la « nécessité d’une version scénique pour les opéras de Haendel ». Avant de pouvoir trancher, encore faudrait-il assister à une représentation avec une mise en scène digne de ce nom. Heureusement que le public a su reconnaître les efforts et la bonne volonté des chanteurs…