Chacun d’entre nous a vu de ces partitions annotées, surlignées d’abondance, en toutes couleurs et graphies, jusqu’à en rendre le texte méconnaissable, illisible, au point qu’on oublie le support pour admirer la composition dont il est le prétexte. C’est l’impression que l’on conserve au sortir de cette réalisation rare. Tout semblait réuni pour une soirée exceptionnelle : un plateau idéal, un orchestre et une direction exemplaires, une mise en scène prometteuse. Las, celle-ci gaspille ses effets, oublieuse des intentions de Tchaïkovski, de sa musique pour une forme d’exhibitionnisme : « voyez ce dont je suis capable… »
Sans être vraiment inconnu, cet opéra de Tchaïkovski n’a jamais été monté sur une scène française. C’est donc une première qu’il faut mettre à l’actif de Lyon, tout comme le fait d’en avoir confié la mise en scène à Andriy Zholdak, Ukrainien résident en Allemagne, dont les productions récentes ont suscité beaucoup de débats. Composé juste avant La Dame de Pique, L’Enchanteresse est un ouvrage ambitieux, opéra historique, national, bien qu’à portée universelle, comparable à ceux de Glinka et de Moussorgski pour ce qui relève des intentions. Il est quelque peu monstrueux par ses dimensions et sa durée (4h dont un entracte), par la profusion des personnages (17 solistes, dont cinq rôles essentiels), par les moyens orchestraux et choraux engagés, par la profusion des ensembles, par la richesse de chacun de ses quatre actes.
© Stofleth
Avant que l’ouverture retentisse, la longue et virtuose introduction vidéo, qui rejoint la réalité de la scène lyonnaise, est un régal. Elle annonce clairement le programme : Mamyrov, qui troque l’habit ecclésiastique pour une tenue civile devient ici le personnage central, démiurge abject et omniprésent, en lieu et place de Nastassia, l’enchanteresse. Loin des images traditionnelles des contes folkloriques russes, Andriy Zholdak assurait nous entraîner dans des profondeurs psychanalytiques, oniriques. Las, le rêve est loin, quant à Freud on ne doit pas parler du même. L’ouvrage est ainsi abordé : la mythique Nijni Novgorod du milieu du XVe siècle fait bon ménage avec les technologies contemporaines. Le caractère éminemment russe est conservé, les intérieurs en portent la marque, on y boit d’abondance. L’auberge tenue par la jeune veuve Nastassia est un espace de liberté, non loin de la ville gouvernée par la rigidité féroce de ses moeurs. Cela suscite la curiosité et les foudres d’un pouvoir policier et religieux. Mamyrov, clerc au service du gouverneur, tartuffe démesuré, corrompu, lubrique, sadique, fait intervenir ce dernier. Celui-ci tombe sous le charme de Nastassia, qui résiste noblement à ses avances. Le fils et sa mère s’en inquiètent. Youri décide de tuer celle qui désunit sa famille. Il en tombe amoureux, devenant le rival – comblé – de son père. Informée par Mamyrov, qui a découvert le projet de fuite des amants, la mère va se venger elle-même de Nastassia en l’empoisonnant et en faisant jeter son corps dans le fleuve. Le père tue le fils. Enterrement de seconde classe, caricatural, pendant que sonne un merveilleux choral, dont la force est ainsi annihilée.
Le plateau est compartimenté en trois espaces indépendants, mobiles, parfois occultés par des rideaux qui autorisent les projections, mais aussi la simultanéité des actions comme le passage des acteurs d’une cadre à l’autre. Une chapelle figure le plus souvent au centre, où un Christ monumental, qui a perdu sa croix, cache dans ses yeux une caméra de surveillance installée par Mamyrov, incarnant un pouvoir politico-clérical. La nature, essentielle au drame, est évoquée, mais occultée. C’est une sorte de huis clos dans lequel le metteur en scène confine le drame.
Si on ne sort pas indemne de ces quatre heures de spectacle, l’opéra non plus. L’impressionnante mise en scène ne fait confiance ni à la musique, ni aux chanteurs pour capter l’attention du spectateur. Elle écrase l’ouvrage par sa débauche de sollicitations. Les idées jaillissent, prolifèrent au point d’en réduire la portée dramatique. Monsieur Zholdak s’approprie l’opéra, en fait sa matière première, qu’il pétrit, triture, dissèque, recompose au point d’en altérer radicalement le sens, et d’en occulter la beauté musicale et dramatique. C’est éblouissant, parfois fascinant, mais dérangeant et épuisant par l’abondance des propositions contradictoires, ou qui contrarient délibérément la musique. On sort troublé par ces partis pris, mal à l’aise, alors qu’on attendait l’émotion. L’histoire d’amour d’une aubergiste avec un prince charmant, la jalousie du père, la haine de la mère, le méchant qui attise les passions, un empoisonnement et le meurtre du prince par son père, pouvaient conduire à un médiocre mélodrame. Tchaïkovski nous offre une partition haute en couleurs, variée à souhait, d’un romantisme juste, avec des personnages caractérisés et crédibles. Alors que les scènes populaires empreintes de couleur locale sont nombreuses, avec des personnages bien dessinés (le faux dévot à la solde de Mamyrov, un lutteur belliqueux, les compagnes de Natassia), la mise en scène cantonne systématiquement les chœurs en coulisses, malgré leur importance musicale et dramatique. On s’interroge, car telle n’était pas la volonté de Tchaïkovski. Comme il a été dit plus haut, l’effet du grandiose chœur funèbre qui conclut l’ouvrage est délibérément contredit par une mise en scène triviale, grotesque, de drame bourgeois : un enterrement digne de la famille Adams.
Mamyrov, vieux clerc, intime de la famille du gouverneur, est placé au centre de la narration, démiurge omniprésent, envahissant, manipulateur sadique dont l’abjection, l’hypocrisie, la lubricité sont poussés à l’extrême. Il est campé avec maestria par Piotr Micinski, émission superbe, jeu parfait. On connait les intentions de Tchaïkovski : il est très clair à propos de Nastassia, heureuse et insouciante lorsqu’elle chante son arioso « Contempler la Volga des hauteurs de Nijni ». C’est une femme libre, fière, vraie, qui sait dire « non », fut-ce au gouverneur violent, qui aime sincèrement Youri. Jamais elle n’est peinte comme une sorcière sinon par celles et ceux qui la calomnient. Or, la mise en scène introduit l’équivoque : ses gestes semblent lancer des sorts, elle s’enferme dans un cercle de craie qu’elle dessine au sol… Elena Guseva, dont la présence irradie, excelle dans ce rôle, servie par une voix longue, colorée à souhait. L’Enchanteresse nous enchante et nous émeut. Migran Agadzhanian nous vaut un beau Youri, jeune, à l’émission claire et sonore. Son père, le prince Nikita, Evez Abdulla, est un solide et beau baryton, remarquablement campé. L’épouse de ce dernier, la princesse Eupraxie est chantée par Ksenia Vyaznikova, exceptionnelle mezzo, tout comme sa suivante Nenila, ici Mairam Sokolova. Il faudrait citer chacune et chacun. La riche distribution est du plus haut niveau, sans faiblesse aucune. Les ensembles abondent, dans une variété extraordinaire, jusqu’à un dixtuor a cappella accompagné par le chœur. Ce dernier appelle tout autant les éloges, malgré sa relégation en coulisse.
Tout est enchaîné, sans rupture, avec une fluidité admirable. L’orchestre sonne merveilleusement sous la direction de Daniele Rustioni, qui donne à la musique toutes ses facettes, ses couleurs, ses irisations, ses violences et sa tendresse. Les pages orchestrales, les accompagnements sont un constant régal, du meilleur Tchaïkovski. Il fallait trop souvent oublier ce qui se passait sur scène pour apprécier les qualités musicales de l’ouvrage. Puisse un enregistrement audio garder trace de cette interprétation exceptionnelle ! Aux applaudissement nourris qui saluent les interprètes se mêlent les sifflets et les huées destinées au metteur en scène. Le public n’est pas dupe.
Hélas, un mouvement de grève a conduit la direction de l’Opéra de Lyon annuler la seconde représentation de cet ouvrage. Sans commentaire.