Une sorte de malédiction frappe trop souvent les compositeurs d’opéras aujourd’hui. Après des années de gestation du livret, de la partition et de la production d’un ouvrage lyrique, celui-ci est créé et fêté en grande pompe avant de tomber dans un oubli aussi injuste qu’inévitable. Les œuvres scéniques des cinquante dernières années qui peuvent s’enorgueillir de reprises régulières sont rares, et George Benjamin fait partie de ceux à qui la chance et le talent sourient. Non content de voir les représentations de son dernier opéra Lessons in love and violence se succéder à travers le monde, le compositeur peut se réjouir de reprises fréquentes de ses deux précédents essais dans le genre. La notoriété de Written on skin n’est plus à faire, et Into the Little Hill refait surface un peu partout depuis sa création en 2006 à Paris.
Pour cette nouvelle production de ce dernier ouvrage, le Théâtre de l’Athénée a réuni les forces de deux habitués de la maison : Jacques Osinski signe la mise en scène, et Alphonse Cemin troque son statut de pianiste pour celui de chef d’orchestre.
© Pierre Grosbois
« All music is incidental ». Ces mots âpres issus du livret pourraient servir d’anti-maxime pour cette production. Tous les efforts semblent vouloir converger vers la seule musique de Benjamin. L’histoire du joueur de flûte débarrassant la ville de Hamelin de ses rats est magnifiée par la prose sobre mais intensément poétique de Martin Crimp. Chaque mot est finement taillé et poli, afin de s’insérer au mieux dans le discours musical du compositeur.
Ce dernier se fait plus économe que jamais pour son premier essai scénique : deux chanteurs, quinze instruments et quarante minutes d’une musique émaciée mais toujours vivante et changeante. On reconnaît le goût grandissant du compositeur pour la musique polyphonique anglaise, ainsi que sa grande maitrise de l’instrumentation. D’un ensemble surprenant, mêlant cors de basset, cymbalum, mandolines et banjos, Alphonse Cemin tire tous les contrastes nécessaires à l’action scénique. La grande virtuosité des musiciens de l’ensemble Carabanchel rend tout à fait justice à la complexe toile mélodique et rythmique du compositeur.
Dans les rôles confondus du Narrateur, de l’Enfant, du Ministre et de sa Femme, de l’Etranger ou de la Foule, on retrouvait deux habituées de la musique d’aujourd’hui. D’un côté, le soprano agile d’Elise Chauvin ne renâcle pas devant une partition escarpée, faisant écho au Pli selon pli d’un Boulez ayant beaucoup compté pour le compositeur. Les quelques premières minutes firent craindre une fatigue vocale, mais les inquiétudes disparurent passés les premiers contre-rés. De l’autre, Camille Merckx déploie une véritable tessiture d’alto aux graves sûrs et amples, et seule une diction anglaise un peu franchouillarde vient altérer cette performance.
La mise en scène de Jacques Osinski se plie elle aussi fidèlement aux possibilités musicales et scéniques de l’œuvre. On salue au passage la bonne idée de débuter la soirée par Flight, œuvre de jeunesse de Benjamin, par la flûtiste Claire Luquiens. Cette longue mélopée va habilement servir de prélude à une série de variations sur un joueur de flûte. Dans une ésthétique épurée, tout à l’image de la langue de Crimp, le metteur en scène dépeint les neuf scènes du drame moderne avec une efficacité redoutable. Outre d’agrandir l’espace scénique considérablement, la vidéo de Yann Chapotel évoque tout aussi bien les lanternes d’enfants que le Maus d’Art Spiegelmann.
A la fois merveilleux et sordide, ce spectacle interroge aussi bien sur notre rapport au pouvoir et à la violence, que sur la place de l’art dans notre société, où toute musique tend à devenir accessoire.