Un art de la couleur, voilà ce qui pourrait résumer cette soirée à l’Opéra de Göteborg où l’institution suédoise – en coproduction avec l’Opéra de Brno – propose d’associer Trois fragments de Juliette de Martinů et La voix humaine de Poulenc.
Couleurs flamboyantes de l’orchestre, tout d’abord, sous la baguette aussi délicate que précise de Claire Levacher. La cheffe française maitrise parfaitement son sujet et crée une pâte sonore, sensuelle, ductile et mouvante, passant de la retenue à l’emportement d’un coup de baguette. L’Orchestre de l’opéra semble parfaitement à l’écoute et répond comme un seul homme avec mention particulière au pupitre des vents dont le velouté fait merveille.
Camaïeu d’émotions et de pigments encore pour la bouleversante Kerstin Avemo. Comme l’ensemble des solistes, la soprano fait partie de la troupe de la maison suédoise. Ses moyens sont limités, en particulier en terme de volume et sa diction n’est pas sans reproche en dépit d’un travail méritoire. Mais une fois ces réserves émises, force est de saluer le magnifique engagement physique de la jeune femme, comédienne et chanteuse aux mille nuances ; elle nous agrippe le coeur d’un piano subito ou d’un regard, d’un grave bien timbré, d’un pied nu frotté sur l’autre pour dire son malaise, d’un élan interrompu par le téléphone qui sonne, d’un sourire trop grand qui se brise, telle une fragile Marylin… Elle rend crédible l’évanescente Juliette et déchirante la femme abandonnée de Poulenc…
©Lennart Sjöberg
Couleurs toujours, chez ses deux acolytes. Joachim Bäckström campe un Michel quelque peu monochrome, dont la voix très projetée et percussive à souhait s’enorgueillit d’un beau métal et serait plus enthousiasmante encore avec une utilisation plus fine du pinceau. S’il gagnerait à plus de nuances, il n’en est pas moins très touchant dans son incarnation d’un homme aussi amoureux que déboussolé.
La palette déployée par Anders Lorentzson est, quant à elle, tout à fait remarquable. La basse se glisse avec un délice manifeste dans ses différents personnages, le timbre est gras et généreux, la projection puissante, les registres bien unifiés.
Très jolie esquisse également de ce couple âgé qui résonne du Colloque Sentimental de Verlaine. Ils sont plus vrais que nature y compris dans leurs voix blanchies et fatiguées.
Camaïeu enfin avec ce décor en grisaille qui nous rend sensible à la moindre variation de teinte. Chacune prend alors un relief considérable, à l’exemple de ce foulard orange qui rappelle la pointe de rouge dont Corot se plaisait à ponctuer chacun de ses tableaux. Offert par le marchand de souvenir pour permettre à Juliette et Michel d’inventer leur passé dans la première partie, le châle reste sur scène, abandonné, pour servir de support aux souvenirs de l’amour enfui dans la seconde. Car David Radok, metteur en scène, directeur d’acteur et décorateur aussi sensible que pertinent, conserve bien entendu le même décor pour les deux œuvres, le même camaïeu pour l’amour rêvé, pour l’amour perdu.
On aurait pu filer la métaphore picturale tout au long de cet acticle car deux peintres sont clairement convoqués sur scène. Hammershoi, tout d’abord, artiste local dont sont reproduites ici deux des œuvres visibles dans la fabuleuse galerie Fürstenberg du musée des Beaux-Arts. La résonance entre l’oeuvre silencieuse du peintre suédois et le sujet onirique de Martinů est remarquable. Cette femme, accoudée à la fenêtre et qui nous tourne le dos, reproduite à trois reprises, brosse le thème de l’attente, de la solitude et de la perte qui est de fil rouge à toute la soirée. C’est ce même thème qu’évoquent les citations à Magritte, parfaitement appropriées pour l’opéra surréaliste composé par le tchèque. Les videos projetées sur l’une des fenêtres sont à cet égard particulièrement réussies, apportant avec beaucoup de simplicité une poésie de l’étrange qui enchante.
La boite grise de l’appartement dont le plafond clôt l’espace, accentue la sensation d’enfermement. Elle rend plus méritoire encore les très belles lumières de Premysl Janda qui servent le propos avec grande intelligence, notamment en jouant des ombres portées des personnages sur les murs : leurs personnalités diffractées deviennent ainsi clairement visibles et forment un écho à la dimension tragique de l’histoire où l’unité de l’être éclate sous les coups de la passion.
Le titre annonçait bien que nous n’assisterions pas à l’oeuvre intégrale de Martinů, les trois fragments choisis forment un tout cohérent qui permettent d’y associer de manière fluide la tragédie lyrique de Poulenc. Martinů décrivait le personnage de Michel comme un être en lutte pour conserver son équilibre. Or, c’est tout à fait le propos du compositeur français. Ainsi d’une œuvre à l’autre – d’autant plus que les deux parties sont exactement de la même longueur – se crée un parfait effet de miroir, un portrait en dyptique de deux êtres menacés de délitement sous les coups de la passion amoureuse.
Certes, la trame dramatique de la pièce de Neveux en est en grande partie gommée, la plupart des péripéties de l’intrigue disparaissent : il n’y a plus de coup de feu, plus d’aller-retour entre le monde du rêve et de la réalité, l’oeuvre se mue en un opéra de chambre qui fait intervenir un nombre fort réduit de personnages. La soirée y perd indéniablement une part de sa dimension fantasmatique pour s’inscrire dans une trame plus commune ; celle d’une histoire d’amour où chacun, alternativement voit l’autre lui échapper. Ceci dit la narration y gagne en limpidité. Le combiné s’y substitue symboliquement au pistolet. Cocteau qualifiait d’ailleurs lui-même le téléphone d’« arme effrayante qui ne laisse pas de traces, qui ne fait pas de bruit ». Et pourtant la dernière image qui se dessine sur le rideau fermé, est celle du couple à nouveau enlacé. Le sous-titre de l’affiche « the dream of a dream relationship » n’est donc pas menteur ; clé et magie des songes, sans doute.