En novembre 1981, les murs rouges décrépits du Théâtre des Bouffes du Nord accueillaient la dernière création de Peter Brook, élaborée avec la collaboration de Jean-Claude Carrière : La Tragédie de Carmen, ou le chef-d’œuvre de Bizet ramené à une heure trente de musique. Sur le plan scénique, il fallait dire adieu à l’espagnolade de carte postale, pour un drame ramené à l’essentiel, sans chœur ni personnages secondaires. Sur le plan scénique, l’intrigue devenait bien plus sombre que l’opéra-comique, davantage placée sous le signe de la fatalité implacable. Marius Constant ne s’était en effet pas contenté d’effectuer une réduction de la partition, mais avait réagencé la construction même de l’œuvre, déplaçant des morceaux, inventant des contrechants, de sorte que La Tragédie de Carmen ne commence ni ne finit comme Carmen. L’air des cartes (et donc le thème du destin) sert d’ouverture, tandis que le dénouement est accompagné par le rythme obstiné de la habanera confié aux percussions. Entre-temps, on aura notamment entendu « Je dis que rien ne m’épouvante » transformé en duo, Carmen chantant les paroles des cartes pendant la reprise de la première partie de l’air, et le dialogue final interrompu par une marche funèbre d’Escamillo, après quoi Don José poignarde très discrètement celle qui ne l’aime plus, sans échanges de menaces ou de cris. Tous les tubes sont là (sauf la Garde montante), mais l’œuvre prend une physionomie sensiblement différente. Néanmoins, en nos temps d’austérité, la possibilité de proposer quelque chose qui ressemble à Carmen avec seulement quatre chanteurs et quinze instrumentistes a de quoi attirer les directeurs de théâtre. Après avoir présenté une Carmen « complète » en mars 2014, le Théâtre impérial de Compiègne n’a donc pas hésité à remettre le couvert avec cette Carmen tout autre.
Dans le spectacle mis en scène par Florent Siaud, le décor constitué presque exclusivement d’un petit pan de mur rouge et d’une immense lune accueille une action très nocturne, où tout s’enchaîne avec beaucoup de fluidité. Quelques accessoires suffisent à suggérer un changement de lieu, et le cercle que trace Carmen pour abriter ses amours avec Don José deviendra ensuite arène où elle retrouve Escamillo. Les costumes se bornent aussi à quelques indications : uniformes noirs pour les soldats, robe fleurie et espadrilles lacées pour Micaëla. Nous sommes dans la première moitié du XXe siècle, et pour le dernier acte Carmen se coiffe d’une mantille et Escamillo d’un habit de lumière. L’Ensemble Miroirs Etendus, présent au fond de la scène, est constamment visible, et ses membres défilent même devant le décor pour évoquer l’arrivée de la quadrille, moment où un enregistrement par un grand orchestre remplace la version réduite. La version de Marius Constant a pour inconvénient d’exposer davantage les instrumentistes, devenus quasiment tous solistes ; sans toujours éviter les décalages entre orchestre et chanteurs, Fiona Monbet sait tenir ses troupes, et les interventions de Marius Constant sont toujours efficaces, même quand il s’autorise des raccords un peu abrupts.
Eva Zaïcik, Sébastien Droy © Agathe Poupeney
Vocalement, tout repose sur les épaules de quatre artistes, et tous ne sont pas égaux devant cette lourde charge. Alexandre Duhamel retrouve ici un Escamillo quasi intégral, puisque l’adaptation conserve presque toutes ses interventions. Dans de meilleures conditions que pour sa prise de rôle à Montpellier, le baryton s’impose par sa maîtrise de l’ensemble de la tessiture, avec une intensité sonore qui sait s’atténuer dès qu’il le faut – le second couple de l’air du toréador est soudain chanté a cappella, dans une relation d’intimité totale avec Carmen. Le timbre de Sébastien Droy est agréable, mais dans l’air de la Fleur, devenu un monologue, « Et j’étais une chose à toi » est donné en falsetto, et l’on se demande comment sonnerait ce Don José s’il devait passer par-dessus l’orchestre habituel et s’il avait à chanter l’affrontement avec Carmen à la fin du troisième acte, supprimé dans cette Tragédie. Avec Marianne Croux, on souhaiterait à l’inverse plus de nuances dans le volume, et des aigus moins en force, même si Micaëla nous est présentée comme bien moins « nunuche » qu’à l’ordinaire. Quoi qu’il en soit, il faut avouer que l’on a d’yeux et d’oreilles que pour Eva Zaïcik, presque constamment en scène et à qui son engagement a valu une fracture du poignet pendant les répétitions. Par sa diction ciselée et par sa pure beauté vocale, cette Carmen-là séduit déjà, et l’on espère qu’elle se donnera encore le temps de mûrir le personnage avant de l’aborder telle que Bizet l’avait voulue.