Créée en novembre 2011, la production de La Force du destin signée Jean-Claude Auvray revient sur la scène de l’Opéra Bastille remontée par Stephen Taylor, avec une distribution entièrement renouvelée, dominée par la remarquable prestation d’Anja Harteros.
Dans son compte-rendu, Julien Marion avait à l’époque loué la sobriété du spectacle. En effet, le plateau est le plus souvent nu, avec quelques accessoires ou pièces de mobilier pour planter le décor ce qui facilite les changements à vue d’un tableau à l’autre et permet une fluidité salutaire à l’intrigue. L’action est transposée d’un siècle, à l’époque du Risorgimento comme le suggèrent les costumes et surtout le « Viva V.E.R.D.I. »* tagué sur un mur lors des scènes qui se situent en Italie. Hélas, la direction d’acteur pêche par son absence notamment dans les airs et les duos où les chanteurs livrés à eux-mêmes se cantonnent à des postures convenues, les bras ballants, parfois sans savoir quoi faire de leurs mains comme en témoigne la scène entre Leonora et Padre Guardiano ou les duos entre le ténor et le baryton.
Željko Lučić, Brian Jagde © Julien Benhamou / Opéra national de Paris
Des seconds rôles tous irréprochables, relevons le Trabuco imperturbable de Rodolphe Briand et le Marquis de Calatrava autoritaire et sonore de Carlo Cigni. Le timbre sombre et chaleureux de Rafal Siwek confère à son Padre Guardiano une stature imposante non dénuée de bienveillance, notamment dans sa grande scène avec Leonora à l’acte deux. Le Fra Melitone de Gabriele Viviani est son exact opposé, cancanier, râleur, insensible à la misère d’autrui, le baryton italien l’incarne avec une jubilation communicative sans sombrer dans la caricature ou le cabotinage dont font preuve souvent les vétérans à qui ce rôle est généralement dévolu. Viviani possède une voix saine et n’esquive aucune des difficultés qui émaillent sa partie. Après son Ulrica inaboutie en janvier 2018, Varduhi Abrahamyan ajoute un nouveau personnage verdien à son répertoire. D’une tessiture plus aiguë, le rôle de Preziozilla convient mieux à la mezzo-soprano arménienne que celui de la prophétesse d’Un Bal masqué. Il lui permet notamment de passer la rampe sans effort. Son « Viva le guerra » au Deux n’est pas dépourvu de piquant, en revanche, son « Rataplan » aurait nécessité un peu plus d’abattage. Gageons qu’au fil des représentations la cantatrice « se lâchera » davantage. La musique de verdi semble convenir tout à fait à la voix de Željko Lučić qui a paru plus à son affaire dans le rôle de Don Carlos di Vargas que dans celui de Scarpia qu’il chantait sur cette même scène en mai dernier. Si au deuxième acte, son physique pouvait difficilement passer pour celui d’un étudiant, son interprétation vocale était de tout premier plan comme en témoigne l’accueil enthousiaste que le public a réservé à ses deux airs, « Urna fatale » notamment où l’ampleur de ses moyens faisait merveille. Son personnage obnubilé par la soif de vengeance était tout à fait en situation dans ses trois duos avec le ténor en dépit d’un jeu de scène inexistant. Brian Jagde qui fait ses débuts à l’Opéra de Paris, impressionne dès son entrée en scène par le volume de sa voix et la clarté de son timbre. S’il a paru sur son quant-à-soi en début de soirée avec un chant un rien monochrome et une diction peu précise, sa voix a gagné en assurance tout au long de la représentation, ce qui lui a permis de livrer un magnifique « O tu che in sen agli angeli » orné de jolies nuances et de tirer son épingle du jeu du duo meurtrier « Ne gustare m’è dato » au Trois, souvent coupé à la scène. Un nom à retenir assurément. Enfin Anja Harteros a illuminé cette soirée de son timbre chatoyant au service d’une interprétation subtile et émouvante. Sa voix capable d’alterner de puissants aigus et de délicats piani lui permet de camper une Leonora d’une classe irrésistible qui trouve des accents poignants au Deux dans son air « Son giunta » puis dans son affrontement avec Guardiano avant de livrer une admirable « Vergine degli angeli » sur un fil de voix. Son air final, « Pace, Pace », finement contrasté lui vaut une longue ovation de la part d’un public conquis. Que de nostalgie dans la phrase « Non ti vedrò mai più » et quelle terreur expriment ses « Maledizione » lancés à pleine voix !
Excellente, la prestation des chœurs préparés par José Luis Basso était à la hauteur de leur réputation tout comme l’orchestre dirigé de main de maître par Nicola Luisotti qui parvient à maintenir l’équilibre entre les parties hétéroclites de cet ouvrage en privilégiant l’urgence du drame avec une battue énergique, dépourvue de temps morts.
*Rappelons que vers 1859 lorsque les Italiens écrivaient sur les murs ou scandaient « Viva V.E.R.D.I. » cela signifiait « Viva Vittorio Emmanuele Re d’Italia ».