Alors que trois des six rôles essentiels avaient fait défection peu avant la version de concert (Epidémie à Verbier ?), on redoutait que le raccommodage soit par trop visible. D’autant que, plus que tout autre opéra, La Femme sans ombre exige une complicité, une familiarité réelle entre les chanteurs. Remplacer, au pied levé, des chanteurs de la pointure de Matthias Goerne, Nina Stemme et Brandon Jodanovich constituait un défi de taille : un nombreux public était attendu, l’orchestre comme les « petits » rôles avaient travaillé d’arrache-pied pour cette réalisation phare, retransmise en direct par medici.tv. Au terme d’une soirée mémorable, après un long silence chargé d’émotion, les bruyantes et incessantes ovations d’un public dressé spontanément attestent la réussite.
On se souvient de la tournée que Valery Gergiev effectuait en 2016, à la tête du National Youth Orchestra USA, dont la moyenne d’âge des musiciens ne devait guère excéder vingt ans : nombre de grandes formations reconnues auraient pu envier leur maîtrise, exceptionnelle. Ce soir, le miracle se reproduit, avec le même magicien. Le Verbier Festival Orchestra, qui rassemble les jeunes talents les plus prometteurs des quatre coins du monde, est flamboyant, immense, profond, monumental. Qu’admirer le plus ? Les phrasés soyeux des cordes ? Trente ans avant les Vier letzte Lieder, leur infinie douceur, à l’évocation du passé heureux de Barak, nous émeut. Les bois sont stupéfiants de beauté, d’agilité, de couleur, d’une précision d’horlogerie suisse. Cuivres et percussions ne sont pas en reste, amplement sollicités dans les passages telluriques. Les nombreuses pages orchestrales, la plupart liées aux changements de tableaux, sont autant de moments d’un bonheur parfait. C’est certainement au dernier acte, où culmine l’art de Strauss, que le tissu orchestral est magnifié à ce point, somptueux et délicat, chargé d’émotion.
L’artisan scrupuleux et inspiré de cette réussite aura mouillé la chemise bien avant le terme du premier acte. Bien que familier de l’ouvrage qu’il dirigeait encore au Théâtre Mariinsky en février dernier, Valery Gergiev ne quittera pas la partition des yeux, y compris au dernier acte, où sa gestique sera la plus épanouie. Son attention constante à chacun, sa direction sobre, ô combien efficace, font des miracles. Son sens de la narration permet l’épanouissement du chant, avec cette jouissance d’un orchestre ductile, surpuissant comme chambriste. Il anime les progressions, les déferlements comme les textures les plus diaphanes, sachant aussi donner tout leur sens aux silences.
© Diane Deschenaux
Fruit d’un long et patient travail entre le poète et le musicien, La Femme sans ombre est une œuvre ambitieuse, aboutie, riche en symbolisme, secrète, mystérieuse, féerique, d’un raffinement extrême, s’inscrivant dans la descendance de La Flûte enchantée. Au cœur de l’histoire, deux couples, au sein desquels règne l’incommunicabilité : celui du Teinturier, Barak, et de sa femme, et celui formé par l’Empereur et l’Impératrice, fille du Roi des Esprits, qui ne peut enfanter, privée d’ombre. Sa nourrice jouera l’entremetteuse pour inciter la femme de Barak à lui céder la sienne. Les épreuves douleureuses imposées à tous, à l’Impératrice tout particulièrement, conduiront à la réunion des couples et à l’éloge de l’amour et de l’humanité.
Dramatiquement abouti, l’opéra est inégalement servi par les principaux solistes, tous de haut niveau. Ceux-ci sont engagés, avec véhémence comme avec tendresse, mais les couleurs attendues ne sont pas toujours au rendez-vous. Cependant, rendons hommage à ceux-ci, galvanisés par la direction et par le risque d’une «pitoyable aventure », qui, pour sauver l’ouvrage, ont osé se jeter dans cet océan de lave orchestrale.
Die Kaiserin est Emily Magee, soprano dramatique, voix charnue, ample, qui culmine au dernier acte, où l’on peut parler sans crainte d’une apothéose. Entre la jeune gazelle, qui s’est aventurée dans le monde des hommes et la femme accomplie, responsable, qui, avec une grandeur d’âme, une humilité singulières, préférera le sacrifice à la mort d’innocents, on ne perçoit pas assez l’évolution. Malgré la richesse de l’émission, elle ne peut faire oublier Jeritza, Rysanek et leurs suivantes. De la distribution initiale, Evelyn Herlitzius, die Amme (la nourrice), mezzo dramatique, fait forte impression par son engagement constant. L’ émission est puissante jusqu’à la stridence, aux couleurs limitées. Emouvante, quels que soient ses calculs pour permettre à celle qui est un peu son enfant d’acquérir une ombre, sa souffrance n’est pas moindre que celle qu’elle inflige aux autres. Dernier survivant de l’équipe première, Bogdan Baciu, der Geisterbote (le messager des esprits), est un baryton sonore, à la voix colorée, autoritaite et jeune, articulée à souhait. « Nicht der Gebieter », dès le début, l’impose parmi les meilleurs chanteurs de la soirée. Son intransigeance, dans les scènes finales, confirme son excellence, dramatique comme vocale. L’Empereur est peu sympathique, enfermé, égoïste, quelque peu borné, il lui faudra connaître le sacrifice de son épouse pour prendre conscience de l’amour dans sa plus large dimension. Dès sa première intervention « Bleib und Wache », où il narre le récit de sa rencontre avec la gazelle dont il fera sa femme, la santé vocale est indéniable, l’émission franche, bien projetée, même si le timbre de Gerhard Siegel n’a pas les toutes les moirures attendues du ténor héroïque. Remplacer Matthias Goerne est un honneur, mais aussi un défi. John Lundgren, baryton-basse suédois, n’a pas à rougir un instant de la comparaison au premier. La voix puissante, égale, chaleureuse de notre wagnérien accompli nous vaut un Barak juste et touchant : travailleur infatigable, c’est le bon, le tendre, l’optimiste, le généreux, qui supporte l’humiliation comme ses souffrances. Miina Liisa Värelä campe une extraordinaire teinturière, qui fait oublier souvent les références : la soprano dramatique finlandaise est familière du rôle, ce qui lui confère une aisance vocale et dramatique extraordinaire. La voix est franche, l’ émission puissante, la richesse de timbre évidente. Sa révolte, liée à sa profonde souffrance, s’exhale et nous étreint à la fin du deuxième acte dans sa déclaration à Barak « Wie ertrag’ ich dies Haus ». Les trois frères de Barak, indissociables, forment un ensemble ideal, sorte de corps à trois bouches, dont les qualités sont exceptionnelles. Si le programme cite leurs noms, on ignore qui, des stagiaires de l’Atelier lyrique de la Verbier Festival Academy, chantait les petits rôles (le Faucon, charmeur, le gardien du temple, la voix d’en-haut etc.). Signalons simplement l’excellence de chacune et de chacun.
Au sortir de la salle des Combins, on est encore sous le choc de cette extraordinaire production, qui a évacué nos souvenirs, nos références. Puisse-t-il en être ainsi des auditeurs du TCE, qui a programmé l’ouvrage en février prochain !