Il ne faut pas généraliser : si l’Allemagne est le berceau du Regietheater, toutes les productions germaniques ne sont pas assujetties aux principes d’absurde et d’extrême dont ce type de mise en scène tend à abuser. Pour autant, Idomeneo passé à la moulinette théâtrale de Jan Philipp Gloger n’échappe pas à certains des poncifs de notre époque. Transposition, mitraillettes et extrapolations en dehors des chemins balisés par le livret bousculent le plus œdipien des opéras. L’empressement libidineux d’Idomenée auprès d’Ilia lui vaudrait sur les réseaux sociaux d’être marqué au fer rouge de #metoo. Une tournette permet l’enchaînement des tableaux tout en favorisant l’exploration des pulsions inconscientes du père condamné par un dieu cruel à immoler son fils. Incarné par le danseur ukrainien Volodymyr Mykhatskyi, Neptune hirsute semble échappé d’un groupe de rock des années 80. Si l’intégrité du propos est menacée, sa lisibilité n’est jamais entravée. Une juste caractérisation des personnages évite le contresens et maintient l’attention en éveil sans que l’agacement ne gâche le plaisir.
Modernité scénique sans excès répréhensibles donc ; modernité musicale aussi. De la pratique du jazz, Rasmus Baumann a acquis un sens du rythme qui évite toute confusion entre dynamique et précipitation. L’enchaînement des airs et des récitatifs est habilement estompé. La vigueur de l’orchestre reste toujours contrôlée, sans la condescendance poudrée des anciens ou l’insolence outrée des trublions du baroque. Le chœur privilégie la vérité à une solennité qui trop souvent rapproche Idomeneo du Requiem.
Cecelia Hall (Idamante), Florina Ilie (Ilia), Attilio Glaser (Idomeneo), Ambur Braid (Elektra) et Volodymyr Mykhatskyi (Neptune) © Barbara Aumüller
Les interprètes, eux-mêmes, sont doués de cette jeunesse qu’exige Mozart plus qu’aucun autre compositeur. Leur technique n’est pas de celle qui aide à replacer la partition dans sa filiation belcantiste. Le trille est le grand absent de la soirée. Les effets sont dramatiques avant d’être virtuoses. Ce n’est pas un « Fuor del mar » ciselé dans ses moindres contours qui fait la grandeur d’Idomenée (Attilio Glaser) mais la sûreté d’une émission centrale et le métal du timbre, suffisamment sombre pour se démarquer de l’autre ténor – Michael Porter, Arbace chétif que l’on a eu la bonne idée de dispenser de son 2e air, « Se colà ne’ fati è scritto ».
S’appeler Florina Ilie prédestine-t-il à chanter Ilia ? Une voyelle sépare les deux noms. C’est assez pour mesurer la distance à parcourir encore avant de s’approprier entièrement un des rôles les plus lumineux du répertoire mozartien. La sensualité n’est pas la qualité première d’une voix émaciée. Le dessin de la ligne et la longueur du souffle pallient l’absence de rondeur et de couleurs. On sait le problème posé à Mozart par le rôle d’Idamante initialement dévolu à un castrat. Le mezzo-soprano ambigu de Cecelia Hall n’aide pas à sa résolution mais la fraîcheur de l’interprète, sa tendresse, bien que privée du rondo « Non temer amato bene », rend le personnage une fois encore attachant. Ambur Braid prend possession d’Elettra. La voix griffe, l’aigu cingle, la scène prend feu. La sécheresse de l’air du 2e acte, « Idol mio » dit l’incapacité d’aimer. « D’Oreste d’Aiace » libère en une rafale de notes brièvement piquées la stryge dont le public, par ses applaudissements, consacre l’envol.