L’ œuvre lyrique ultime de Rossini – démesurée par ses proportions, ses effectifs, sa durée – surprit ses contemporains. La longue fresque historique, et son message où peuple et patriotisme rimaient avec liberté, rompait avec l’opéra belcantiste et son style vocal, pour participer à l’apogée du grand opéra français. Après la production de Guillaume Tell à Orange, on attendait avec impatience l’ouverture de la saison lyonnaise. Outre une distribution prometteuse, on avait droit à un vrai chorégraphe, dans une mise en scène de Tobias Kratzer, aguerri à ce genre.
Si les applaudissements nourris d’un public conquis ont salué la première, assortis de quelques huées réservées au metteur en scène, nombre de questions nous assaillent, tant le spectacle surprend, dérange. L’unité de sa conception n’est pas en cause, l’équipe réalisatrice est soudée autour de son animateur, avec lequel elle travaille régulièrement. La lecture offerte nous bouscule, moins par ses audaces – on en a vu d’autres – que par ses partis-pris. Tobias Kratzer s’appuie sur l’histoire pour la transformer en une « parabole abstraite de choses qui peuvent surgir aujourd’hui ». Les « bons » Suisses, épris de liberté seront tout de noir vêtus, les « méchants » seront naturellement en blanc. Tous masculins, les chasseurs, soldats, prédateurs de Gessler, apparaissent coiffés de chapeaux melon et chaussés de rangers noirs : des clones grossiers et malfaisants venus d’Orange mécanique, ou de John Steed (Chapeau melon et bottes de cuir) ? La dérision, délibérée, dérange, altérant le propos. Seuls les personnages psychologiquement les plus riches, Arnold et Mathilde, tiraillés par le doute avant de choisir leur parti, seront nuancés.
La musique serait-elle la meilleure arme contre la barbarie ? Quitte à casser ses codes, comme à briser ses instruments ? La provocation est manifeste. Casser un instrument de musique, comme brûler un livre – ici les partitions – traduit une violence aveugle, oppressive, intolérable. Du violoncelle solo de l’ouverture, à la baguette de direction de Melcthal – qui, brisée, servira à l’éborgner sauvagement – ce sera un massacre collectif, assumé par les deux partis. Si la destruction du violoncelle émeut, celles qui suivent font peine, puis on s’accoutume. On sourit enfin de voir Tell confectionner son arbalète d’un bois et d’éclisses de violon. Il en va de même des haches doubles (francisques ?) assemblées au ruban adhésif à partir de débris d’instruments. Lors de la scène du Rütli, comment ne pas sourire à l’apparition des volontaires de chacun des autres cantons, associés à un pupitre orchestral spécifique (cordes, bois, cuivres), ce qui renvoie explicitement à Piccolo saxo, et à son humour ? L’affrontement ultime verra le triomphe des Suisses, armés de leurs instruments sur les Autrichiens avec leurs battes. L’approche iconoclaste, le grotesque, la parodie, la caricature, décrédibilisent l’intention du metteur en scène de magnifier le combat d’un peuple pour recouvrer sa liberté.
Arnold et Mathilde © Bertrand Stofleth
Un décor minimaliste, passe-partout, se découvre dès l’ouverture : une photo en noir et blanc de sommets alpins, couvre le fond de scène, dominant un plateau rectangulaire, encadré sur ses côtés et à l’arrière par deux rangs de chaises. Tout est blanc, sinon les chaises, noires. La table, dressée sur ce podium, sera déplacée. Rien de bien original dans la proposition. C’est tout, ce sera tout. Ainsi l’attention se concentre-t-elle sur les personnages, les groupes, dont la direction d’acteur est le plus souvent soignée. Les coulées noires qui maculeront progressivement le paysage alpestre sont systématiquement associées à tout ce qui évoque la tyrannie de Gessler. Cela tourne au procédé, déjà rencontré, et amoindrit évidemment sa portée. Les éclairages, réduits au strict minimum participent à cette singulière ascèse.
Le parti pris esthétique – tout en noir et blanc – gouverne la parabole. Les seules visions colorées seront réservées au sang (efficace car usé avec pertinence et parcimonie) et aux costumes diversifiés que les méchants imposent à leurs captifs. Rares sont les moments où l’émotion et la conviction se conjuguent : on demeure spectateur curieux, étranger au drame qui se déroule. La source essentielle du sentiment réside dans la musique, ainsi au moment crucial, avant que le tir soit imposé à Tell par Gessler. La partition a été habilement allégée de la bénédiction des couples et de quelques répliques redondantes de manière à ramener sa durée à environ 3 h 30. Ce travail de couturière ne sacrifie aucun numéro important, y compris les ballets. Ceux-ci sont confiés à trois couples de danseurs, le plus souvent mêlés à la foule. Ce sont eux qui figurent les futurs mariés dont on célèbre l’union au premier acte. Les chorégraphies renouvelées s’accordent parfaitement au projet : nulle trace de folklore, un style très personnel.
Vocalement, même si telle émission dérange ponctuellement, il faut souligner, outre la qualité de la langue, l’aisance de chacun dans les airs, les ensembles, et, surtout dans les nombreux récitatifs. Comme à Orange, en juillet dernier, Tell est confié à Nicola Alaimo. Le mordant, la bravoure sans la lourdeur, l’émotion et la douceur du baryton sicilien sont connus. Si sa voix n’a pas l’ampleur attendue, en relation avec la stature du chanteur, celui-ci ne démérite pas, mais se trouve relégué au même rang que les autres protagonistes du drame. Tell n’est ici que l’incarnation du peuple, omniprésent à travers ses chants et ses danses. Avant le tir libérateur, le célèbre « Sois immobile » lui vaut des acclamations justifiées. Après l’avoir donné au MET, puis à Vienne, John Osborn est Arnold (que chantait son maître Nicolai Gedda). Idéal dans ce rôle exigeant, la voix est claire, égale dans tous les registres, d’un soutien et d’une articulation exemplaires, son legato est ample et noble. (« J’ai l’impression »). Les doutes, les incertitudes sont traduits avec beaucoup d’élégance, tout comme sa résolution.
Jane Archibald est Mathilde, ardente comme incertaine. Elle s’impose par sa voix longue et large, son sens du legato, et ses couleurs. « Sombre forêt », la romance du II, « Pour notre amour, plus d’espérance » qui ouvre le troisième acte sont des réussites majeures. La femme de Guillaume Tell, Hedwige, est Enkelejda Shkosa, familière du rôle. Elle y applique, avec art, tout son savoir-faire belcantiste, y compris un large vibrato et une projection qui détonnent dans ce contexte stylistique. La voix est ample, généreuse et souple. A l’opposé, le timbre juvénile de Jemmy, qui incarne à merveille cette frêle doublure vocale du petit garçon de Tell, lui permet de camper idéalement ce personnage. L’émission fraîche, claire et sonore, un joli colorature aux accents émouvants, intelligible, le jeu toujours juste vaudront de chaleureuses ovations à Jennifer Courcier. Philippe Talbot campe un magnifique pêcheur, Ruodi, dont la mélodie qui ouvre l’opéra est des plus exigeantes. En attendant son Corentin (dans Dinorah) en mars prochain, il confirme ici toutes ses qualités de souplesse, de vaillance et de phrasé. Les trois basses, Melcthal, Gessler et Walter sont irréprochables. Tomislav Lavoie, résolu, Jean Teitgen, impérieux, Patrick Bolleire, sombre, forment une brochette aussi exemplaire que caractérisée. Grégoire Mour impose remarquablement un Rodolphe tyrannique.
L’importance considérable des chœurs permet d’en faire un personnage à part entière, 40 ans avant Boris Godounov. Villageois, bergers, femmes, tyroliens, confédérés pour les « bons », chasseurs, soldats et prédateurs pour les « méchants », vont rivaliser de caractère pour donner son sens dramatique et sa puissance à l’ouvrage, participant à sa riche orchestration. Daniele Rustioni insuffle à ceux-ci comme à l’orchestre toute son énergie, unifiant ainsi une partition riche de ses contrastes et de ses expressions. Les musiciens sont admirables, de l’ouverture au finale, avec des soli instrumentaux magistraux. L’attention à chacun, les équilibres subtils, la clarté des textures, la précision comme la dynamique n’appellent que des éloges. Avec de tels interprètes, on imagine quelle réussite exceptionnelle aurait pu être cette production, sacrifiée par une mise en scène réductrice et dérisoire.
La parabole s’achève par la liesse suivant la victoire, à laquelle le metteur en scène imprime sa marque. Chez les Tell, on remet le couvert, au sens propre, tout en ajoutant un geste aussi fort que le « hop ! hop ! » final de Wozzeck : l’enfant cherche un chapeau melon de bad-boy et s’en coiffe, ce qui augure mal de l’avenir. Le combat ne s’achèvera-t-il donc jamais ?