Selon une tradition vénitienne, le doge célébrait chaque année ses épousailles avec la mer. Voici dix ans que des noces musicales unissent Venise à notre pays, depuis qu’un petit palais de Venise porte le nom franco-italien de « Bru Zane ». Dix années pendant lesquelles la musique française du XIXe siècle et du XXe naissant, longtemps délaissée, est revenue sur le devant de la scène grâce à ce mariage qu’il était temps de fêter comme il le mérite. Nous reviendrons bientôt sur un autre aspect de ces Noces d’étain (le coffret de dix disques commémoratifs, intitulé The French Romantic Experience) mais le Théâtre des Champs-Elysées accueillait ce lundi 7 octobre un concert de gala pour lequel le Centre de musique romantique française avait réuni quelques-uns de ses plus fidèles collaborateurs. Rien de démesuré, rien de clinquant pour fêter cet anniversaire, mais un programme représentatif des orientations du PBZ, et offrant un judicieux cocktail de nouveau et de connu.
Certes, la musique de chambre ou la musique religieuse brillent par leur absence, mais auraient-elles vraiment eu leur place dans un événement festif où plus on est de fous, plus on rit ? Il fallait bien une formation d’une quarantaine de musiciens pour occuper le plateau du TCE : c’est l’Orchestre de chambre de Paris qui se prête à l’exercice, après avoir joué La Reine de Chypre pour le Palazzetto, déjà entre les mains expertes d’Hervé Niquet, cheville ouvrière de bien des résurrections organisées au cours de ces dix années, depuis une certaine Andromaque de Grétry. Même s’il ne peut résister à quelques-unes des facéties qui le caractérisent, le chef se révèle ce soir exceptionnellement sobre, et ne cherche nullement à tirer la couverture à soi. On apprécie d’autant plus la fermeté avec laquelle il dirige un répertoire auquel personne ne saurait plus songer à reprocher la moindre tiédeur. L’orchestre seul brille ainsi dans une des danses tirées du Tribut de Zamora, recréé en janvier 2018 avec, déjà, Hervé Niquet à la baguette : cette savoureuse espagnolade montre que, même en fin de parcours, Gounod savait encore y faire. Autre pièce purement instrumentale, le Concerstück écrit par Gabriel Pierné pour mettre en relief la virtuosité d’un(e) harpiste, et où Emmanuel Ceysson brille autant qu’on pouvait s’y attendre.
L’ouverture de Madame Favart, donnée en lever de rideau, laisse bientôt deviner comment se déroulera la soirée, fort habilement mise en espace par Romain Gilbert, metteur en scène de la Périchole bordelaise qu’on reverra prochainement à Versailles. Le concert associant opéra et opérette, on a imaginé une rivalité digne d’Ariane à Naxos entre deux groupes d’artistes : à gauche, les sérieux, les guindés, pour la plupart vêtus de noirs, qui soufflent dix bougies sur un gâteau noir au milieu de canapés noirs ; à droite, les comiques, les bouffons, aux tenues bariolées et aux meubles dépareillés. Après une hostilité initiale, les deux camps finiront par fraterniser et par chanter ensemble, l’atmosphère ayant été notamment réchauffée par les interventions parlées d’un Olivier Py affichant les travestissements les plus loufoques. Renouant avec une tradition datant de Charpini et Brancato, le même Olivier Py est Bettina dans le duo des dindons de La Mascotte où Rodolphe Briand lui donne la réplique avec autant de verve que dans « J’viens d’perdr’ mon gibus », chanson délicieusement absurde de Félix Chaudoir. Dans la même veine, comment résister au tandem Lara Neumann–Flannan Obé, même si la parodie pratiquée par Frédéric Barbier dans son Faust et Marguerite paraît d’abord un peu lourde. Aucune réserve, en revanche, face à l’air de la duchesse Totoche dans Les Chevaliers de la Table Ronde, où Ingrid Perruche est épatante dans son faux air de grand opéra.
Côté sérieux, on entend des œuvres allant d’un bout à l’œuvre de la fourchette temporelle couverte par le Palazzetto, depuis la Phèdre de Lemoyne (1786), récemment ressuscitée à Budapest, et où Judith Van Wanroij renouvelle sa performance dans le rôle-titre, jusqu’au Dante de Godard (1890), où se reforme le duo constitué en 2016 : Edgaras Montvidas, poète plein de fougue, et Véronique Gens, délicate Béatrice, chantent magnifiquement (et un peu wagnériennement) leur amour impossible. S’il manque la cantate du Prix de Rome, genre porté à bout de bras par le PBZ, la mélodie est bien là, avec Extase de Saint-Saëns, interprété par Tassis Christoyannis avec intensité et intériorité. L’adaptation de Mozart par Lachnith pour Les Mystères d’Isis est toujours aussi ahurissante par l’inadéquation du texte français, mais le final du premier acte d’Adrien de Méhul permet de réviser son jugement sur une œuvre qui, au disque, avait pu inspirer quelques réserves.
Surtout, le Palazzetto livre deux extraits d’œuvres auxquelles il ne s’est pas encore attaqué, mais qui éveille diablement l’appétit : Cyrille Dubois et Véronique Gens, admirables dans un fragment de Lancelot de Victorien Joncières, partition dont on a hâte de redécouvrir l’intégralité, et Chantal Santon Jeffery vocalise à merveille, accompagnée par le Chœur du Concert spirituel, dans un air de Charles VI où Halévy s’aventure dans le terrain brillamment arpenté par Meyerbeer au deuxième acte des Huguenots.
Pour finir, tous se retrouvent dans La Vie parisienne, mais on sent vite que ce n’est pas là le vrai final du concert, et qu’une œuvre plus étroitement associée au Palazzetto conclurait bien mieux les festivités. Avec le refrain emblématique des Chevaliers de la Table Ronde, la soirée se termine avec l’enthousiasme attendu, et permet de profiter du beau timbre grave de Marie Gautrot. Un seul vœu s’impose : puisse le PBZ fêter un jour ses noces d’or avec la musique française, ses noces de diamant, de platine, de chêne, etc…