Il ne faut pas être titulaire d’une chaire en herméneutique au Collège de France pour savoir que le livret de Giovanna d’Arco prend avec l’histoire de la pucelle des libertés qui, en d’autres temps, eurent été la première étincelle de grandioses bûchers. Que Giovanna d’Arco fasse partie des moins bons opéras de Verdi, personne ne l’a jamais réellement contesté,… sauf Verdi : « c’est le meilleur de mes opéras ». Les airs ne sont pas particulièrement mémorables ni impressionnants, l’intrigue est branquignol au-delà du raisonnable, les ensembles sont de facture honnête mais ne prétendent pas au génie et, enfin, la dimension psychologique des personnages oscille entre la dévotion extatique et l’ardeur molle. Pas de quoi briser un tabernacle. La Monnaie, qui dans quelques jours accueillera la Jeanne d’Arc au Bûcher de Honegger dans la relecture de Roméo Castellucci, aura voulu offrir à ses abonnés une Sainte bi-dimensionnelle : simple et amoureuse chez Verdi, claudelienne mais cuite chez Honegger.
C’est grande félicité que cette version de concert. Et peu importe que Francesco Meli ressemble plus, dans son complet sombre, à un conseiller clientèle Cofidis qu’au bon Roi de France, la caractérisation des rôles est laissée au libre arbitre de chacun. Salome Jicia, en quelques gestes d’une grande sobriété, parvient à dessiner une Jeanne nettement plus profonde et belle que celle croquée par le livret, quant à la bonhomme figure de Dimitri Platanias, elle contamine ses invectives et ses borborygmes d’une bouleversante humanité. Giuliano Carella est, à juste titre, considéré comme le plus grand spécialiste du belcanto tardif. Il tire ici le meilleur d’un orchestre de La Monnaie qu’on sait plus motivé par les grandes partitions du vingtième siècle que par les trucs et astuces du Belcanto. C’est pourtant non seulement avec sérieux mais avec passion que l’orchestre et les artistes de chœur accompagnent Jeanne à travers ses (fausses) vicissitudes.
Francesco-Meli © Victor-Santiago
Quelle idée extravagante de convoquer l’excellent Carlo Cigni pour chanter la huitaine de mesures de Talbot ; un jeune artiste local aurait probablement été ravi de ce rôle indigne de la basse italiene. Inviterait-on Tiger Woods au championnat junior de mini-golf de la Dune du Pilat ? Le jeune ténor Maxime Melnik s’acquitte avec son habituelle hauteur du petit rôle de Delil et on a hâte de l’entendre à La Monnaie dans un emploi plus substantiel. Si l’aura de Francesco Meli a été évoquée plus haut, soulignons sa belle sobriété et la facilité apparente avec laquelle il surmonte toutes les difficultés du rôle. Peut-être est-ce le sentiment que tout est sous contrôle, qui nous prive un peu de l’excitation circassienne de l’artiste qui se met en péril. Dimitri Platanias dans un emploi dont l’étendue dramaturgique pourrait être résumée sur la face pile d’un timbre-poste parvient à tirer son épingle du jeu : par la ferveur de son chant, les couleurs de son instrument et ces aigus faciles qui semblent s’échapper de cet immense corps sans le moindre effort.
L’héroïne de la soirée, déjà remarquée (et admirée) dans le rôle-titre de Semiramide au festival de Pesaro, est Salome Jicia. Elle sculpte chacune des phrases avec un soin d’orfèvre, campe sur scène une protagoniste à la fois forte et vulnérable et parvient à traduire dans son chant ce sentiment pourtant antinomique. Chaque intervention est un instant de grâce qui semble sous-tendu par ce credo : ce soir, ce n’est pas de chant dont il est question, mais de ferveur.