La presse italienne saluait un triomphe au lendemain de la création et le succès ne s’est pas démenti lors de la seconde représentation : Giulio Cesare semble bien avoir conquis le cœur des Milanais. Même après la défection de Cecilia Bartoli, cette nouvelle production demeurait un événement, l’ouvrage n’ayant plus été donné à la Scala depuis…1956. Il va sans dire que la plupart des spectateurs qui applaudirent alors Virginia Zeani (Cleopatra), Franco Corelli (Sesto) ou encore Giulietta Simoniato (Cornelia) ne sont plus de ce monde. Par ailleurs, si Tamerlano avait déjà réuni, l’année dernière, Bejun Mehta et Franco Fagioli autour du Bajazet de Plácido Domingo, Giulio Cesare aligne quatre contre-ténors, du jamais vu à Milan ! Hormis Bejun Mehta, distribué dans le rôle-titre, Philippe Jaroussky et Christophe Dumaux endossent respectivement les parties de Sesto et Tolomeo pour leurs débuts dans la capitale lombarde. L’Italien de la bande, Luigi Schifano, doit renoncer à l’unique air de Nireno et joue les utilités. Par contre, Danielle De Niese (Cleopatra) foule également pour la première fois les planches du plus mythique des théâtres d’opéra. Le casting tient globalement ses promesses et il faut s’en réjouir car, pour le reste, le public scaligère ne (re)découvre pas Giulio Cesare dans des conditions optimales.
Si elle ne s’était pas retirée du projet pour des raisons qui lui sont a priori totalement étrangères, Cecilia Bartoli aurait-elle pu adhérer aux choix artistiques qui ont guidé sa conception ? Certes, elle aurait eu plaisir à retrouver Giovanni Antonini, mais pour honnête que soit sa prestation, l’orchestre de la Scala sur « instruments historiques » peine à rivaliser avec Il Giardino Armonico, en termes de précision comme de souplesse, d’éclat et surtout de couleurs. Les coupes claires pratiquées dans la partition résultent certainement du format imposé par le théâtre, mais il y a fort à parier que Robert Carsen ne s’est pas non plus embarrassé de scrupules pour supprimer, ici ou là, un récitatif, voire un air entier – fait dont il est coutumier et qu’illustrent les mutilations infligées récemment à The Beggar’s Opera ou à Agrippina il y a trois ans. En l’occurrence, tous les protagonistes perdent des plumes, certains plus que d’autres, en particulier Cornelia, dont deux numéros passent à la trappe, sans parler des airs amputés de leur section B ou chantés sans reprise. Emblématique de ces contresens rhétoriques, Bejun Mehta orne immédiatement « Se in fiorito », lequel, écourté, nous laissera sur notre faim. Quasiment vidé de sa substance, Achilla connaît le sort le moins enviable. La production le prive non seulement de deux des trois airs que lui réserve Haendel, mais surtout de la scène d’agonie (III, 4) au cours de laquelle il confesse ses crimes et remet à Sesto le sceau auquel se rallieront tous ses guerriers. Le personnage ne devait pas s’intégrer à l’approche, distanciée et légère, de Carsen qui entend avant tout nous divertir. Et pourtant, ne lui en déplaise, Giulio Cesare, œuvre plurielle, ne se laisse pas réduire à une comédie de mœurs …
L’Egypte antique ne sert ici que de décor, monumental et esthétiquement plutôt réussi, pour les aventures de César au pays de l’or noir. De l’éclatante limousine d’où sort l’émir Achilla jusqu’au pipeline flambant neuf et aux barils de pétrole qui envahissent le plateau quand les amants signent un traité commercial, la scénographie oscille entre les clichés d’un Orient d’Epinal (les déesses auxquelles s’adresse Tolomeo – « Belle dee » – appartiennent à son harem) et une variation sur le thème, rabâché, de la Guerre du Golfe : QG de l’armée occidentale avec écrans d’ordinateurs et maquette du champ de bataille, salle de fitness où les soldats égyptiens roulent des mécaniques alors que Cornelia passe la serpillière. Carsen recycle, mais ne se renouvelle guère – la baignoire dorée, déjà vue ailleurs, lui permet cette fois d’évoquer les légendaires bains de lait d’ânesse qu’aurait pris Cléopâtre. Prévoyez une chorégraphie amusante pour le général et ses hommes, adressez une œillade à l’auditoire (des sacs Fendi exhibés lors de l’échange de cadeaux qui meuble le plateau quand Cesare interprète « Va tacito e nascosto ») et l’affaire est, c’est le cas de le dire, dans le sac. Bien huilé, à défaut d’être inventif, le spectacle marche auprès de la salle qui manifeste à l’envi son enthousiasme. Même le kitsch, pleinement assumé, de la danse (vaguement) orientale exécutée par Cléopâtre et ses suivantes ne manque pas de saveur, a fortiori quand il fait écho aux péplums et que le sourire espiègle de Danielle De Niese succède au glamour de Vivien Leigh et de Liz Taylor projeté sur l’écran de cinéma de Cesare. L’un ou l’autre tableau, « molto soggestivo » comme on dit volontiers ici, et délesté de toute frivolité, retient davantage l’attention, notamment celui où César invoque Pompée assis devant un feu et sous une voûte étoilée (« Alma del gran Pompeo »). Autre belle idée, l’évanouissement inattendu du Romain, au milieu des corps inertes de soldats, alors qu’il vient à peine d’entamer son air (« Aure deh per pietà »). Pour le duo de Sesto et Cornelia, Carsen renoue avec le dépouillement salutaire qui caractérisait son travail sur Orfeo ed Euridice (repris à Rome au printemps) et se concentre sur la direction d’acteurs – à moins qu’il ne fasse confiance aux solistes. De fait, nous serions parfois surpris de découvrir ce que l’interprétation d’un rôle doit au chanteur et, a contrario, combien l’apport du metteur en scène peut s’avérer limité.
Danielle De Niese (Cleopatra) © Brescia/Amisano – Teatro alla Scala
« Priva son d’ogni conforto » vient nous chercher au fond de notre siège et nous étreint d’emblée : nous n’avions plus entendu de lecture aussi sensible et vibrante depuis Bernarda Fink. Loin de se complaire dans le registre de la plainte, Sara Mingardo embrasse aussi la noblesse de Cornelia et son courage. « Son nata a lagrimar » noue et dénoue subtilement les fils d’or et d’argent du contralto et du falsetto de Philippe Jaroussky. Si dissemblables de ramage, ces deux-là ont la délicatesse en partage et il faudrait avoir un cœur de pierre pour ne pas se laisser attendrir. Les voix de nos idoles ne sont immarcescibles que dans nos souvenirs et le temps a fini par rattraper celle du contre-ténor. Il ne nous a jamais totalement convaincu dans la pyrotechnie, or elle l’éprouve désormais et expose les duretés du timbre, quand bien même son cran force l’admiration (« L’angue offeso »). En revanche, « Cara speme » se pare à nouveau de cette grâce qui nous faisait chavirer il y a vingt ans. Scéniquement toujours crédible en adolescent, il confère à Sesto une fébrilité peut-être un rien trop systématique, aux antipodes de Christophe Dumaux, qui campe un Tolomeo singulièrement posé. Exit le jeune tyran survolté, capricieux et tête à claques, mais non la violence de la brute qui malmène sa sœur et lui écrase une cigarette sur le bras. Barbe fournie et dégaine virile, ce général tient la dragée haute à son ennemi, physiquement mais vocalement aussi, déployant une vaillance à toute épreuve et décochant des aigus sonores qui nous avaient déjà fait forte impression en Polinesso l’automne dernier.
L’alto de Bejun Mehta n’a jamais possédé une puissance exceptionnelle ; néanmoins, le volume n’est pas la projection et son instrument passe la rampe sans problème. Le virtuose affiche une maîtrise époustouflante, mais si son abattage nous grise, nous prisons davantage encore la fantaisie de l’artiste qui s’épanouit dans le plus mielleux, le plus insinuant « Va tacito e nascosto » qu’il nous ait été donné d’entendre. Miracle de poésie, « Aure, deh, per pietà » consacre le triomphe de l’imagination, il nous tient en haleine et ne cesse de nous surprendre. Ce faisant, ne donne-t-il pas à entendre un certain idéal du bel canto, s’il faut en croire les témoignages des contemporains de Senesino et du Caro Sassone ? De Giulio Cesare, enfin, Bejun Mehta brosse un portrait étonnamment fouillé, personnel et vivant. Le moindre récitatif frappe par son expressivité et une apparente spontanéité que nous retrouvons, à un degré moindre, chez la Cleopatra de Danielle De Niese. A vrai dire, elle constitue peut-être le meilleur atout du soprano. Quatorze ans après la légendaire production de David MacVicar, la cantatrice australo-américaine est toujours aussi pulpeuse, il n’y a pas d’autre mot, tandis que son engagement et sa sincérité (« Piangerò ») rachètent, partiellement du moins, une performance assez inégale. D’abord instable et peu flexible, la voix mettra du temps à se chauffer, mais l’aigu restera difficile et elle sera incapable du moindre piano. Ce qui pouvait passer pour de la verdeur et de l’inexpérience à l’époque du Giulio Cesare de Glyndebourne ou de son premier récital au disque, s’apparente aujourd’hui à des défauts plus profonds que trahissait déjà sa Poppea dans l’Agrippina montée par Carsen à Vienne en 2016. L’Achilla du très solide Christian Senn n’a, hélas, que quelques phrases et un seul numéro pour commencer d’exister, une gageure et surtout un vrai gâchis quand on connaît le potentiel du rôle, superbement exploité par Luca Pisaroni ou Christopher Maltman. Curio d’un luxe extravagant, Renato Dolcini donne parfaitement la réplique à ses partenaires et Luigi Schifano ne démérite pas non plus en Nireno. Un accent inattendu et très appuyé, un brin de nervosité nous rappelle fugacement l’expressionnisme d’Il Giardino Armonico, mais Giovanni Antonini ne bouscule jamais les solistes, au contraire, il respire avec eux et les soutient tout particulièrement dans les mouvement lents et les longs développements que connaissent certains airs (« Se pietà », « Aure deh per pietà »).