Quand l’opéra I Puritani est porté à la scène, le spectacle accapare assez l’attention pour faire oublier les faiblesses du livret. Il n’en va pas de même lors d’une version de concert, comme celle donnée en ce moment à Marseille. Sans les adjuvants des décors, des costumes et des éclairages, le texte est à nu et révèle les incongruités dramatiques d’une œuvre conçue pour « faire de l’effet » et dont le titre paraît bien saugrenu. En effet l’œuvre ne raconte pas, comme on pourrait s’y attendre, un épisode de la lutte entre les partisans et les adversaires d’un monarque absolutiste et catholique, déjà vaincu et exécuté au lever du rideau, mais une conséquence indirecte de cette défaite. La veuve du souverain a été capturée et risque de mourir comme son époux. Chevaleresque, un fidèle de la couronne décide de la sauver, dût-il déserter la cérémonie de son mariage, et s’enfuit avec elle. La fiancée en perd la raison. Lorsque, son sauvetage accompli, le gentilhomme revient auprès d’elle, elle retrouve ses esprits mais lui est considéré comme un traitre et promis à la mort. In extremis l’amnistie décrétée par Cromwell apporte la délivrance et ouvre l’avenir.
La faiblesse du texte, imputable peut-être à la source, le drame cosigné par Ancelot et Boniface dit Saintine, tient probablement aussi à l’inexpérience du librettiste débutant. Comment croire que la jeune fille dont les noces sont imminentes ignore qui elle va épouser ? Comment croire à ce mariage avec un adversaire de la cause défendue par le père qui n’aurait d’autre motif que l’inclination de la jeune fille ? Comment s’intéresser du reste à ce père si peu présent qu’il disparaît derrière un oncle bienveillant ? Et celui-ci, assez âgé pour s’être retiré des affaires militaires, ne craint-il pas le ridicule en se lançant dans une proclamation belliqueuse grandiloquente qui vise un seul ennemi ? Quant à la rechute d’Elvira, qui venait de retrouver sa lucidité, ne tire-t-elle pas à l’excès sur la corde sensible ?
Seulement, si le concert met en lumière ces « défauts » il permet aussi, sans la distraction du spectacle, de se concentrer sur la musique. A cet égard la matinée de ce dimanche était une réussite majeure, car la direction et l’exécution ont rendu justice à l’orchestration si soignée par Bellini. Dès le prélude, la justesse du dosage sonore révèle la forteresse encore endormie qui s’éveille progressivement, dans un demi-jour à la clarté croissante où flotte encore pour un instant une mélancolie indécise, faite d’échos de cors qui se répondent et vont s’accentuer jusqu’à la fermeté inhérente à un établissement militaire. Viennent ensuite les élans gracieux des cordes qui annoncent les réjouissances à venir. Puis le jour est levé : tous en alerte, la guerre n’est pas finie, mais il convient de louer le Seigneur – harmonies religieuses – et puis de se préparer à la fête puisqu’Elvira se marie – rythmes dansants. Seul Riccardo ne participe pas à la liesse : il aime Elvira, elle lui était promise, et elle va en épouser un autre. Et au lieu de fulminer contre le père infidèle à sa parole il chante sa douleur. Ces changements de climat, la musique les exprime avec une fluidité, une économie de moyens et une invention mélodique constante que le concert permet de savourer sans en perdre rien, grâce à la lecture globale, à la fois analytique et synthétique de Giuliano Carella, qui épouse toutes les modulations de la partition sans obérer la dynamique, en amoureux de Bellini et en grand chef d’opéra qu’il est. Après la magnifique version de La reine de Saba les musiciens de l’orchestre donnent une nouvelle preuve de leurs qualités, comme les choristes confirment les leurs.
Au diapason, l’ensemble des chanteurs réunis. On sait que les rôles principaux furent écrits pour des gosiers virtuoses, ce qui impose d’en trouver et de les réunir. Mais les chanteurs étant des êtres humains encore faut-il qu’ils soient au mieux de leur forme. C’était incontestablement le cas pour cette matinée, et ils ont ainsi pu combler les amoureux d’exploits en termes d’acrobaties vocales. Mais parce que ces interprètes sont aussi de vrais musiciens, ils ne se sont pas bornés à des parades sonores, ils ont interprété les rôles et créé ainsi l’émotion. Cette remarque vaut même pour les seconds rôles, celui du confident de Riccardo, dévolu à Christophe Berry, d’une éloquente fermeté, ou du père si peu présent, le trop rare Eric Martin-Bonnet, ou de l’Enrichetta frémissante de Julie Pasturaud.
Jean-François Lapointe donne à l’amoureux déçu un relief rare ; si la souplesse et l’étendue de la voix lui permettent de belles montées dans l’aigu, elle sonne moins après l’entracte et la fluidité des vocalises n’est pas parfaite, mais il exprime bien la détresse qui fait de ce guerrier un véritable soupirant. Son timbre s’accorde avec celui de Nicolas Courjal, dont la projection et l’impact vocal nourrissent généreusement le personnage de l’oncle bienveillant, pour un duo électrisant. Le héros chevaleresque qui fait passer sa générosité avant son intérêt et dont l’âme est aussi tendre que ferme, c’est Yijie Shi. Le ténor chinois n’est pas un inconnu à Marseille, où l’on a pu déjà apprécier l’étendue et la solidité de sa voix. Sa formation initiale au chant rossinien l’a amené à maîtriser les agilités et les sauts d’octave ; il émerveille par l’homogénéité, la fermeté, le contrôle si précis de son émission, qui se collette aux contrenotes qui font du rôle un épouvantail en leur conservant leur rôle expressif dans le flux musical et se distingue par une diction d’une clarté exemplaire. Son interprétation est d’une pudeur contenue mais il fait vibrer le personnage de toutes ses émotions. C’est du grand art.
Jessica Pratt © christian dresse
Elvira n’est pas en reste. D’une voix où les duretés perçues un soir à Pesaro ont disparu, Jessica Pratt enchante le public par l’agilité brillante qu’il connait bien, et séduit par l’implication qu’elle met à faire percevoir les moindres nuances des états d’âme de son personnage, grâce à une mobilité permanente des expressions de son visage, où les émotions passent à découvert. Ce jeu frémissant s’accorde à la voix, et parvient à éloigner la virtuosité pyrotechnique d’un arbitraire conventionnel et décoratif. Aux saluts elle remporte la palme des rugissements – car le plaisir de l’auditoire s’est exprimé ainsi – coiffant de peu son Arturo et son oncle bienveillant. S’il n’a pas été aussi tonitruant pour les autres interprètes, il n’y a aucun doute à avoir : le plaisir était au rendez-vous !