Un chef fervent défenseur de Lully, une distribution alignant artistes chevronnés dans ce répertoire et jeunes talents francophones : voilà de quoi braver grèves et frimas pour gagner le théâtre des Champs-Élysées, où Isis était donnée en version de concert après avoir été applaudie à Beaune cet été.
On savait l’œuvre imparfaite ; Hugo Reyne en avait néanmoins révélé les beautés en 2005 avec les très éloquentes Françoise Masset et Guillemette Laurens. Quinault y réussit quelques saillies, et l’on comprend combien le spectacle à peine déguisé des amours royales a dû amuser à la cour de Louis XIV – au grand dam de la Montespan, qui fit disgracier le poète. Pour autant, le succès fut mitigé, et l’on saisit pourquoi ce soir. Le prologue ennuie poliment. Les actes I et II sont ceux du théâtre, avec de nombreux chassés-croisés où tout le monde ment : Io (future Isis) à Hiérax, Jupiter à Junon, Iris et Mercure… Le III est plus généreux de couleurs avec le somptueux divertissement de Pan et Syrinx, et le IV bascule dans la pure succession d’effets, qui valurent sans doute à l’œuvre sa réputation d’opéra des musiciens. L’action est artificiellement dénouée à l’acte V, mais l’intérêt est éventé. Les beautés abondent cependant : les dialogues des premiers actes, les plaintes sur Syrinx changée en roseaux, le fameux chœur des trembleurs, le trio des Parques, la scène d’Isis qui ouvre le dernier acte… Tout cela suffirait à passer une bonne soirée – malgré l’absence des nombreux changements à vue, machines et tableaux merveilleux qui devaient faire le sel de la création (métamorphoses d’Argus et Hiérax, apparitions dans les nuages, scènes marines, tableau glacial qui devient volcan…).
Toute la difficulté d’Isis est dans l’équilibre entre sincérité et faux-semblants, entre des situations presque boulevardières et le ton élevé d’un opéra qui reste bien désigné « tragédie en musique ». Or c’est bien là que le bât blesse dans l’interprétation de ce vendredi soir. Superbe basse-taille que n’effraie aucune note du rôle, Edwin Crossley-Mercer campe un séducteur campé sur ses ergots dont on ne sait trop quand il est volontairement autoparodique. Malgré la beauté du chant et la prestance, on sent bien que ce Jupiter/Pan ne sait pas toujours sur quel pied danser, entre emphase et sincérité, sérieux et comédie. C’est plus flagrant encore dans le cas d’Ève-Maud Hubeaux en Io/Isis, elle aussi voix glorieuse – récente Eboli à Bastille – qui se fourvoie dans une approche du chant lulliste qui devient vite irritante. On se met à redouter ces « Ah » ou « Hélas » auxquels elle fait un sort systématique, dans un style qui empire au fil de la soirée jusqu’à alterner gluants portamenti et déclamation revêche. Comment alors s’émouvoir pour cette nymphe agaçante, dont le chant même semble insincère ? Quelques accents laissent néanmoins deviner ce que cette talentueuse artiste pourrait offrir dans ce répertoire. Mêmes affectations chez la soprano Bénédicte Tauran, Junon à la voix plus menue qui doit négocier avec une tessiture assez grave, mais dont l’habitude de ce répertoire et un vrai talent de diseuse rattrapent la prestation. Plus que ses partenaires, elle parvient à trouver le ton juste et à cultiver une certaine ambiguïté. La mezzo-soprano Ambroisine Bré se jette avec conviction dans ses diverses incarnations (Iris, Syrinx…), pourtant entachées des mêmes maniérismes que ses consœurs : soufflets, hoquets, H outrageusement aspirés, gémissements etc. Le choix d’une ornementation profuse finit de noyer la déclamation dans une minutie de détails. Cela n’empêche pas la totalité des chanteurs de rester parfaitement intelligibles, qualité plus que nécessaire dans la tragédie lyrique.
Ces partis pris interprétatifs ont au moins le mérite d’être assumés jusqu’au bout. De toute évidence, c’est Christophe Rousset qui en porte la responsabilité. Pour ne rien arranger, sa battue est ce soir particulièrement petite et métronomique, contrastant avec les efforts du plateau pour sortir le spectacle du cadre d’un concert et aller vers le théâtre. Il faut attendre l’acte III pour entendre l’orchestre se parer de quelques couleurs, mais la palette dynamique reste toute la soirée trop limitée. Au-delà d’une exécution solide, ces quelque 25 musiciens – c’est loin de l’effectif de Lully – auraient pu nous offrir plus de plénitude, de rebond et d’arêtes, si le chef les y avait poussés.
Les multiples petits emplois sont fort bien tenus. La haute-contre un peu nasale de Robert Getchell séduit par son chant nuancé et ses superbes aigus en voix mixte. Sa furie Erinnis est sans outrance, ouf ! L’autre ténor, dans des rôles moins haut perchés, c’est un solide Fabien Hyon, Mercure élégant et roué. Hiérax est le personnage le plus touchant de l’histoire, car c’est le plus sincère : Aimery Lefèvre est plutôt attachant, mais souvent engoncé dans cette partie de basse-taille où il tend à bougonner. Enfin, Philippe Estèphe n’a pas l’ampleur et les graves qu’il faudrait pour donner tout son poids à Argus, mais il chante avec goût et netteté. Le chœur de chambre de Namur est excellent et récite véritablement son texte, avec une belle diversité d’accents. Il rend magistralement les tremblements qui ouvrent l’acte IV, et l’on regrette que le chef le bride parfois, lors des réjouissances finales notamment. Deux solistes s’en distinguent le temps d’un duo de nymphes : Julie Calbète et Barbara Menier l’interprètent avec fraîcheur et franchise, offrant une des respirations de cette soirée décevante. Le public, qui a semblé peu réceptif tout au long de la soirée, a cependant réservé de chaleureux applaudissements à l’ensemble des interprètes.