Tiré par Jacopo Cassetti du Livre de Judith (quatrième des évangiles apocryphes), Juditha Triumphans célèbre le courage d’une femme qui parvint à mettre fin au siège de la ville de Béthulie par les Assyriens en séduisant puis décapitant Holopherne, stratège de l’armée de Nabuchodonosor. Oratorio de par son sujet, cette oeuvre à la luxueuse parure instrumentale est incontestablement dans sa structure un opera seria, alternant récitatifs et arias da capo. Dans un tissu instrumental somptueux, Vivaldi sublime ici une partition qui n’aurait pu être qu’une œuvre de circonstances et qui au contraire, s’est révélée, de par la caractérisation poétique des situations et le portrait vocal des protagonistes, la source inspiratrice de bien des compositions qui lui ont succédé, notamment des meilleurs oratorios d’Haendel. Juditha Triumphans est également portée de manière inhabituelle par des voix toutes féminines, et non par des castrats comme cela était d’usage à l’époque.
La gageure est donc ici de réunir des cantatrices avec des tessitures similaires (trois contraltos, un mezzo-soprano et un soprano) capables de hisser haut l’incarnation vocale dans de véritables fulgurances opératiques pour incarner le cri de triomphe de tout un peuple, celui des Vénitiens victorieux. La distribution d’hier soir au Théâtre des Champs-Elysées, a réussi, dans un florilège au féminin pluriel, si ce n’est d’être homogène, tout au moins à nous rendre sensible la dramaturgie de l’œuvre dans ses moindres détails. Marie-Nicole Lemieux confère une stature indéniable au bref rôle de Juditha qui parvient à déployer toute la richesse de son timbre et apporte à chacune de ses interventions beaucoup de densité. Elle habite son personnage avec une telle conviction qu’elle séduit tant dans la rage exprimée que dans les accents éplorés. Sa voix fait parfaitement corps, dans des récitatifs sculptés, avec chaque instrument. Les passages tempétueux épousent à merveille son tempérament fougueux. Son chant baroque à la théâtralité étudiée (dont le pupitre de la chanteuse est souvent l’accessoire) trouve son accomplissement dans un « In Somno profondo » particulièrement fascinant.
Ana Maria Labin en Vagaus peine d’abord à trouver ses marques puis libère enfin son chant dans un « Umbrae carae, aurae adoratae » lumineux de timbre et somptueux de ligne. Elle se sort des fureurs de « Armatae face, et anguibus » avec un bel aplomb, révélant un registre grave étonnant pour une voix aiguë dotée d’un léger vibrato qu’elle module à l’envi, conférant ainsi à son interprétation une émouvante fragilité. La chanteuse donne incontestablement la pleine mesure de ses capacités vocales dans les passages dramatiques et explore toute la variété des affects que la partition lui offre. Elle possède une voix bien placée, sensible, qui fait montre d’une belle dextérité dans les vocalises mais sans démonstrations inutiles. Il n’est guère aisé d’interpréter Holopherne, ce guerrier barbare qui, à la sauce vivaldienne, devient amoureux transi. Sonia Prina endosse le rôle du général assyrien dans une posture très contenue, sobre jusque dans ses ornementations dès son premier air « Ni arma, ni bella ». Mais elle peine toutefois à convaincre sur l’ensemble de l’œuvre et se heurte à ses limites vocales. Dans les mouvements rapides, la ligne de chant est bousculée. Dans les passages lents, la voix a tendance à se réfugier dans le parlando. Le seul moment où l’amoureux transi se transcende, est le début de la seconde partie où déclarant sa flamme à Judith, Sonia Prina offre un Holopherne particulièrement émouvant. Benedetta Mazzucato, en Abra, possède un timbre séduisant, des graves fermes savamment colorés s’abandonnant à une subtile morbidezza sans forcer le trait dans « Non ita reducem ». Dara Savinova en Ozias s’illustre dans l’art consommé de la demi-teinte par une voix chaude et cuivrée restituant à la perfection toute la dimension et la dignité du Grand Prêtre.
Juditha Triumphans est un festin instrumental, un festival de sons qui se font sens, mêlant les rives de l’Europe méditerranéenne au ciel d’Orient, et cela doit s’entendre dans la lecture qui nous est proposée. Jean-Christophe Spinosi conduit l’Ensemble Matheus avec énergie mais sans frénésie et fait rayonner les couleurs dans une lecture aérée et détaillé de l’œuvre. On aurait pu attendre plus de contrastes et de couleurs de cette lecture vitaminée. La direction rend toutefois justice à cette œuvre magnifique. Le chœur de chambre Mélisme (s) est quant à lui dans une forme éblouissante, laissant une empreinte d’émotions à chacune de ses interventions. Il y a à l’évidence tant dans la distribution que dans la direction une vie en ébullition.