Les deux hommes ont une Manon en commun, c’est vrai. Tous deux ont une réputation de « chantres de la femme », de ces « petites femmes » qu’ils aimaient tant faire mourir à la fin de leurs opéras. S’il est possible de réunir Massenet et Puccini en une seule soirée, c’est parce qu’ils ont tous deux produit, à des moments très différents de leur carrière, des œuvres brèves, trop brèves pour vraiment occuper une représentation entière. D’une part, un débutant de 25 ans, dont Le Villi est le premier opéra, d’autre part, un compositeur quinquagénaire fêté, à qui son librettiste offre un prétexte pour revenir sur l’un de ses grands succès. Plus d’un siècle après, pour nos oreilles qui peuvent envisager l’ensemble de la carrière deux compositeurs, le rapprochement prend aussi le caractère d’un jeu, où l’on s’amuse à identifier les autocitations de Manon et à deviner le futur auteur de La Bohème. Mais curieusement, Puccini se souvient aussi, des œuvres de ses aînés, Verdi en tête, tandis que Massenet préfigure aussi certaines œuvres qu’il n’a pas encore composées essentiellement son Chérubin, où l’on retrouvera un rôle travesti et l’ambiance du pastiche néo-XVIIIe siècle.
Difficile, pourtant, de ne pas sentir un certain déséquilibre entre les deux œuvres, ne serait-ce que par la longueur : 45 minutes pour Massenet, 65 minutes, mais là n’est vraiment pas le plus important. Simple « lever de rideau » nostalgique, Le Portrait de Manon offre assez peu de choses à se mettre sous la dent, en dehors du beau monologue initial d’un Des Grieux vieilli et de l’air réservé à la soprano, sorte de sœur jumelle de la Sophie de Werther. Les amoureux ont droit à un bref duo qui joue sur l’association soprano-mezzo, le rôle du ténor étant largement sacrifié. Avec des moyens sans doute moins subtils, Le Villi frappe fort malgré une dramaturgie réduite au strict minimum : on s’aime, on se sépare, on s’oublie, on se retrouve (après la mort de la dame, devenue spectre) et l’inconstant est châtié par les Willis qui l’entraînent dans leur danse infernale. Le jeune Puccini met le paquet pour impressionner l’auditeur, et il y parvient assez bien, il faut le reconnaître.
Pour l’occasion, l’Opéra de Limoges avait fait revenir celui qui présida longtemps aux destinées de la maison : Guy Condette, dont la fougue lorsqu’il dirige le Pucini laisse absolument pantois. Vraiment la retraite semble bien loin pour le chef pourtant septuagénaire, et la prestation de l’orchestre suscite l’admiration. Celle du chœur n’est pas moins remarquable, qui confère aux esprits malfaisants toute la sauvagerie exigée par la partition.
La distribution vocale était belle, avec malgré tout quelques points moins enthousiasmants. Avec Tiberge, Luca Lombardo ajoute un rôle massenétien de plus à un palmarès dèjà impressionnant ; la voix a beaucoup perdu de sa souplesse, mais le personnage est si épisodique ce n’est pas bien grave. On est plus gêné par le manque de soleil dans la voix de Lorenzo Decaro : s’il a la solidité nécessaire, le ténor italien manque du charisme qu’on attendrait, même pour un personnage ne devant pas forcément susciter la sympathie. Face à lui, Joyce El-Khoury est souveraine et brûles les planches, même dans cette version de concert. Malgré quelques aigus peu agréables pour commencer, l’ardeur de l’incarnation et la sensualité de la voix opèrent bientôt, et l’on ne saurait résister à pareille héroïne.
Seul chanteur présent dans les deux œuvres, Tassis Christoyannis se montre particulièrement impressionnant dans l’air du père au début du deuxième acte des Villi, mais pour être nécessairement moins extraverti, son Des Grieux n’en est pas moins une superbe composition. Chez Massenet, si Victoire Bunel se fie peut-être un peu trop à la beauté de son timbre là où une diction parfois plus nette ne serait pas malvenue, Sheva Tehoval est une Aurore proche de l’idéal, par la couleur de sa voix comme par la fraîcheur de son interprétation.