N’allez pas croire que ce titre renvoie à la manière dont Jane Birkin appellerait l’apparition vengeresse qui vient châtier Don Giovanni. Point de solécisme ici, même s’il va s’agir de la plus française des Anglaises : Felicity Lott, vivant argument contre le Brexit, gratifiée en 1996 du titre de Dame Commandeur de l’Empire britannique. La commandeur, donc, jouit dans le cœur des mélomanes français d’un statut bien particulier, parce que c’est en France que sa vocation s’est véritablement décidée, parce qu’elle a notamment eu à cœur de défendre notre musique alors que nous la négligions, et parce qu’enfin elle a su au tout début de ce siècle délicieusement s’encanailler en devenant un très belle Hélène et une grande Duchesse de Gérolstein.
Pour son retour aux Lundis musicaux où elle s’était produite trois fois dans les années 1980, Dame Felicity a décidé d’offrir un parcours musical reflétant ses quarante-cinq années de carrière, avec une première partie qu’on ose à peine qualifier de plus sérieuse, et une deuxième qui emprunte à un répertoire plus léger. Après quelques minutes d’attente, la soprano fait son entrée en scène avec cette distinction naturelle qui faisait tout le prix de sa Maréchale, vêtue d’une robe fuchsia à jupe ample et d’un boléro de dentelle noire.
Bien sûr, on mentirait en prétendant que la voix est encore telle qu’au premier jour, mais la musicalité de l’artiste est intacte, ses aigus pianissimo laissent rêveurs, et l’interprète est comme toujours souveraine. Preuve en est ce troisième des Quatre Derniers Lieder, qui mobilise toutes les ressources de la soprano, et pour lequel son accompagnateur Sebastian Wybrew déploie lui aussi tout son art même si les qualités de la réduction pour piano n’ont que peu en commun avec les sortilèges de la version pour orchestre. « We really know our worth, the sun and I », déclare Yum-Yum dans l’air du Mikado qui ouvre le programme, mais si « Flott » connaît sa valeur autant que le soleil, elle n’en joue pas moins les modestes avec une coquetterie délectable, déclarant qu’elle n’est plus très sûre des paroles, qu’elle ne sait plus ce qu’elle doit chanter ensuite, ou annonçant qu’elle a décidé de nous proposer tout ce qu’elle donne habituellement en bis, ce qui nous dispensera de devoir l’applaudir à la fin.
Transfiguré par l’élégance de l’interprète, « Parlez-moi d’amour » semble appartenir à l’univers de la mélodie française de salon, et sert de seuil au-delà duquel le programme entre dans la coquinerie, dès l’irrésistible extrait de Passionnément, qui figurait dans le disque Felicity Lott s’amuse, comme plusieurs autres airs chantés ce soir. « Dis-moi, Vénus » est un très grand moment : si elle n’a jamais eu exactement la voix du rôle, même il y a quinze ans, Felicity Lott en a totalement l’esprit, et nous fait rire comme si nous n’avions jamais entendu le texte de Meilhac et Halévy. Après tant de grivoiseries gauloises, petit détour par le monde anglo-saxon qui n’est pas en reste : la France découvrira-t-elle un jour Noel Coward, sorte de réponse britannique à Sacha Guitry, mais qui composait en outre la musique de ses propres chansons ? Même pour les auditeurs non-anglophones qui n’auront pas saisi l’entrelacs de jeux de mot dont le texte est truffé – le concert n’est pas surtitré –, le jeu de citations de Funiculi, funicula dans « A Bar on the Piccola Marina » suffirait à éveiller l’attention. « Les Chemins de l’amour » rendent hommage à Yvonne Printemps, mais certaines intonations font aussi songer à Mireille, et l’on ne saurait trouver meilleur modèle pour la diction du français et l’espièglerie du ton.
Face aux acclamations qui la saluent, Felicity Lott concédera deux bis : « J’ai deux amants », qui marche à tout les coups, et un extrait de Belle Lurette qui indique clairement au public que la soirée se termine et qu’il ne faudra pas en espérer davantage. Pourtant, on aurait bien volontiers continué à s’écorcher les mains à force d’applaudir.