Mélomane bordelais qui publie régulièrement des critiques de spectacles lyriques sur son blog, Jean-Claude Meymerit nous a envoyé ce texte où il évoque sa découverte de l’opéra, et comment il fut mordu au Grand Théâtre de sa ville par un virus sans rapport avec celui dont on parle beaucoup aujourd’hui…
« En cette période trouble et incertaine saupoudrée d’espoirs, des bribes de nostalgie lyrique reviennent à la surface. Ouvrons nos boîtes d’archives, nos albums de photos, nos programmes, notre mémoire…Laissons valser dans nos têtes tous nos souvenirs. Même si je suis obligé de dire JE en décrivant certains d’entre eux, ils pourraient être ceux et celles de tout amateur lyrique.
Comme un premier amour, c’est le premier opéra vu sur scène qui marque à jamais la passion ou non pour cet Art. Cela se passe sur la scène du Grand Théâtre de Bordeaux, lorsqu’il avait sa parure rouge et ses nombreuses places debout (aujourd’hui disparues) d’un prix dérisoire. C’est Mireille, l’opéra de Gounod, avec Monique de Pondeau, grande soprano des années 70 dans le rôle titre, qui m’a donné ce virus indestructible. Lorsque le rideau s’ouvre sur la scène de la Crau ensoleillée et que Mireille attaque son « Voici la vaste plaine et son désert de feu », j’étais sûr d’être contaminé. La charge virale était telle que je n’ai jamais pu être soigné et guéri. Suite à cet électrochoc lyrique, j‘ai suivi toutes les semaines la programmation de spectacles proposés – opéras, opérettes, ballets. Il faut rappeler qu’à cette époque, il y avait un opéra, une opérette et un ballet pratiquement chaque fin de semaine. Pour exemple, le samedi Gisèle, le dimanche en matinée Les Huguenots et le dimanche soir Manon. Impensable de nos jours dans un opéra de province.
Nous étions une bande de dix jeunes entre 18 et 20 ans, tous atteints par cette passion. Toutes les fins de semaine nous nous retrouvions en rituel plusieurs heures avant l’ouverture des portes devant le Grand Théâtre. Nous établissions nos stratégies pour être les premiers aux meilleures places du dernier étage, debout bien sûr. Nous devions surtout éviter une dame d’un certain âge qui ne pouvant pas monter quatre à quatre toutes les marches, nous barrait le passage ou nous tapait dans les jambes avec un nerf de bœuf. Avec le recul, tout cela paraît surréaliste.
Arrivés à nos places du paradis, avec la complicité des ouvreuses, nous occupions également les marches, entassés sur des confettis d’espace. Certains soirs, elles nous prêtaient leurs petites tables d’accueil sur lesquelles nous montions à plusieurs pour mieux voir la scène. Inouï ! Ces ouvreuses vivaient les spectacles avec nous, elles applaudissaient, réagissaient, discutaient avec le public. Ah, si les services de sécurité actuels voyaient ça !
Nous venions applaudir nos idoles de l’époque : Alain Vanzo, Christiane Eda-Pierre, Michel Dens, Gustave Botiaux, Albert Lance, Georges Liccioni, Ernest Blanc, Paul Finel, Rita Gorr, Guy Chauvet, Andrée Esposito, Huguette Rivière, René Bianco,… Nous étions envoûtés par la magie de ces voix françaises. Le public de l’époque était très connaisseur et parfois un peu aficionado. Quelques stars étrangères se produisaient comme Luisa Maragliano, Teresa Stich-Randall, Nicolas Rossi-Lemini, Nancy Tatum, Virginie Zeani… Cela donnait des situations insolites comme ce Faust chanté en trois langues différentes le même soir, chacun la sienne : Marguerite en français, Faust en italien et Méphisto en russe. Dans ces années 60-70, Faust et se donnaient tous les ans, plusieurs fois dans la saison, au milieu de grands ouvrages comme Sigurd, la Juive, l’Africaine, Guillaume Tell, les Huguenots, Hérodiade…
Grâce au directeur Roger Lalande, de nombreuses créations mondiales, avec de vraies mises en scène, virent le jour : Colombe de Jean-Michel Damase, La charrue et les étoiles d’Elie Siegmeister, Noces de sang de Wolfgang Forner…mais le public déserta ces créations. Il préférait son répertoire chéri avec ses chanteurs favoris.
Comment oublier les prestations du ténor Tony Poncet avec un public déchainé à chacune de ses apparitions ? Ces réactions faisaient suite à son annulation de dernière minute de La Juive, mal vécue par le public. Ces cabales et ces ovations à la fin des prestations de Poncet, restent dans nos mémoires ! On se souvient de la Carmen de cette mezzo assez connue de l’époque qui était tellement vulgaire dans ses intonations vocales et sa gestuelle qu’elle faisait rire toute la salle, jusqu’à une hilarité générale au second acte, lorsqu’elle chante « je suis amoureuse ». Par contre, un des spectacles les plus pénibles fut une représentation de Lakmé. Pour le rôle-titre, la presse annonce en grande pompe la venue en France et à Bordeaux en particulier « du rossignol américain », découverte du siècle. Le public se rue vers le Grand Théâtre pour écouter cette merveille. Dès les premières notes d’entrée de la soprano, le public se met à bouger, à chuchoter. C’était faux. Vient alors l’air des Clochettes. Catastrophe, aucune justesse. Dès la fin de la première partie de l’air les slogans fusent de la salle « On n’est pas au cirque », « Dehors », « Remboursez ». La chanteuse ne se démonte pas et attaque la seconde partie de l’air. Tout le monde frémit, comment va-t-elle donner les notes finales ? La salle retient son souffle, en apnée complète. Elle rate tout. Bronca générale. On n’a jamais plus entendu parler d’elle. Pareil pour un Rigoletto, le ténor rata son air du premier acte puis « La donna è mobile ». Au salut final, seul devant le rideau, ce fut un assassinat. On n’a jamais revu son nom programmé.
A l’opposé, lorsqu’un des chanteurs plaisait passionnément au public, ce qui était souvent le cas, des cascades de fleurs jaillissaient des balcons de côté. Images féeriques.
Chacun d’entre nous dans les recoins de ses cartons et de sa mémoire se souvient de moments aussi forts, anecdotiques ou douloureux que ceux précités. L’époque actuelle nous apporte d’autres émotions et autres images aussi riches et passionnantes, comme quoi un virus peut être attachant et traverser toutes les époques sans confinement.