« L’émotion nous égare, c’est son principal mérite » disait Oscar Wilde. C’est précisément ce que l’on ressent quand on a eu le privilège de voir et d’entendre Ermonela Jaho sur une scène. La soprano albanaise n’a pas son pareil pour porter au sublime les fêlures secrètes, les blessures intimes des âmes abîmées. Elle se jette toute entière dans les fllammes des émotions comme si sa vie en dépendait. L’artiste est dans le miroir de ses mots toujours sur le registre émotionnel et c’est sur ce mode qu’elle nous livre son amour pour le vérisme, et particulièrement Iris de Mascagni qu’elle devait interpréter à Madrid en mai prochain. En confinement à New York, dans une ambiance de quiétude et de silence, elle se prépare à nous émouvoir encore et encore, un rêve qui se poursuit depuis 26 ans désormais.
L’un de vos prochains engagements est Iris à Madrid. Pourquoi avez-vous décidé de chanter cet opéra méconnu de Mascagni ? Qu’aimez-vous dans le vérisme ?
Je dois remercier Opera Rara et mon management car ces sont eux qui m’ont initiée à ce répertoire, qui n’est pas souvent programmé en effet. Maintenant que je l’étudie en détail, je vois la beauté bouleversante de cet opéra. Chaque détail musical est le reflet de l’âme de l’héroïne. Iris est un chef-d’œuvre et plus je l’étudie, plus je peux investir les émotions du personnage. J’adore le vérisme d’abord pour les histoires qu’il narre et ces histoires-là me ressemblent tellement sur le plan émotionnel. Ces opéras ont sur moi un effet introspectif, une mise en abîme au plus profond de soi. Plus je chante, plus je me découvre. J’ai d’ailleurs ressenti la même chose alors que je me préparais à interpréter Adriane Lecouvreur. Lodoletta, du même Mascagni a eu le même effet. La dernière scène de cet opéra que j’ai chantée lors du récital de l’Opera Rara au Wigmore Hall le 2 février dernier est un paradoxe d’émotions que seul le vérisme peut traduire.
Au stade actuel de votre carrière, dans quel répertoire vous sentez-vous le plus à l’aise et quel rôle préférez-vous jouer?
Plus je gagne en expérience et plus je m’améliore techniquement, plus je trouve de capacités dans mes ressources vocales. Ces capacités m’aident à découvrir de nouvelles typologies de rôles pour ma voix. Il y a certains profils vocaux que j’ai chantés dans le passé et quand je les interprète maintenant, je vois que je peux faire beaucoup mieux. Parfois, vous pouvez avoir la bonne technique mais pas la bonne vibration émotionnelle et dans ce cas là vous ne pouvez pas rendre justice à un personnage. J’adore également le bel canto et récemment j’étudie Maria Stuarda et Anna Bolena. En reprenant ces rôles il y peu, j’ai en effet découvert à quel point j’ai changé au fil des ans tant sur le plan vocal que sur le plan de la caractérisation du personnage. Je peux maintenant atteindre différentes dimensions qui ne m’étaient pas accessibles auparavant. J’aime aussi le vérisme et le répertoire français. J’ai hâte de chanter à nouveau Blanche et Marguerite de Faust qui sont deux personnages qui me tiennent à cœur.
Quel rôle rêverez-vous de jouer et pourquoi?
Chaque rôle que je joue, j’essaie d’en faire le rôle rêvé. C’est la seule façon d’approcher un opéra pour pouvoir émouvoir le public. Parfois, le personnage vous parle dès que vous ouvrez le livret et parfois vous devez creuser en profondeur pour comprendre sa véritable raison d’être et vous l’approprier.
Comment avez-vous été informée de l’annulation des représentations à cause du virus Covid-19?
Je répétais Adriana Lecouvreur à Marseille, mes débuts dans ce rôle avec un beau casting. Au fil des semaines, la situation sanitaire s’est aggravée et à juste titre la direction de l’opéra en concertation avec l’administration de la ville a décidé d’annuler la production. Alors que le directeur artistique, Maurice Xiberras, a annoncé l’annulation à l’ensemble de l’équipe sur scène, une larme a coulé sur sa joue. À ce moment-là, vous comprenez la vulnérabilité de notre profession. Vous mettez toute votre âme dans votre travail mais vous ne savez jamais si in fine, il atteindra le public auquel il est destiné. Je devais également chanter Traviata à l’Opéra de Monte-Carlo, qui l’aura très certainement pas lieu.
Comment vivez-vous le confinement à New York et comment organisez-vous vos journées?
Pour être honnête, le confinement n’est pas trop pesant ici à New York où je vis. Vous pouvez encore vous promener dans les limites de votre quartier et comme il n’y a personne autour c’est extrêmement calme et évidemment propice à la réflexion. De plus, les artistes lyriques passent en moyenne plus de 300 jours par an à voyager et évidemment nos foyers nous manquent. Et ce qui se passe maintenant, est une façon de renouer avec soi, et son entourage proche. Ill faut avoir conscience de cela. En ce moment, je passe en revue différents répertoires car aucun contrat n’est définitif mais je travaille encore plus techniquement pour rester en forme quoi qu’il arrive. C’est très difficile, car l’énergie que le public nous renvoie en tant qu’artistes nous manque cruellement et cela nous entame forcément.
Quelles sont les conséquences sur vos prochains engagements?
Comme pour tout artiste lyrique, tout est pour moi annulé jusqu’à ce que la situation s’améliore. Vous pouvez imaginer l’insécurité de notre profession aux moments les plus difficiles sans garantie, ni revenu…au point, dans de noires pensées, d’imaginer prendre un autre travail, et pas seulement pour avoir une rémunération, mais aussi pour être occupés, comme d’ailleurs certains collègues l’ont déjà fait.
Quel est votre engagement ou projet le plus important au cours des prochains mois?
Ils sont tous importants. Je sais que ça sonne cliché, mais c’est ce que je ressens. C’est dans cet état d’esprit que j’aborde d’ailleurs chaque rôle. Je vis un rêve depuis 26 ans de carrière et la scène est pour moi un lieu sacré où mon âme peut « voler » librement. J’espère que ce rêve se poursuivra bientôt de nouveau…
Propos recueillis et traduit de l’anglais
Le 8 avril 2020