En 2014 l’Opéra National de Lyon mettait à l’affiche Le comte Ory . Une captation permet de voir ou de revoir ce spectacle dont le correspondant de Forumopera Fabrice Malkani avait sévèrement jugé l’aspect théâtral. Grâce au streaming actuel, faisons-nous une opinion.
Pour l’essentiel, notre confrère regrettait qu’un chef-d’œuvre somme toute peu connu ait été traité sans les égards qu’il mérite par une mise en scène « éculée » où l’arbitraire voisine avec la trivialité. Arbitraire de la transposition temporelle, puisque l’intrigue censée se dérouler à la campagne à l’époque des croisades a pour cadre au premier acte une salle polyvalente d’une banalité volontairement réaliste.
Pourquoi pas, dira-t-on, si cela permet de rapprocher l’œuvre du public actuel ? Peut-être, tout simplement, parce que la proposition originale est plus riche de sens ? Si le comte Ory a établi son pseudo-ermitage dans les parages verdoyants du château de Formoutiers, qui devrait apparaître dans le paysage, c’est pour attirer dans ses filets la pieuse châtelaine. Ainsi le respect des didascalies contribuerait ici à informer le spectateur avant même qu’il n’en ait conscience sur le personnage-titre. Le décor serait le cadre de la nouvelle stratégie de conquête du jeune polisson qui s’ingénie à les enchaîner au mépris de toute morale, tel un jeune Don Juan prêt à berner les paysans et surtout les paysannes.
C’est pourquoi faire de l’ermite un de ces sâdhus si à la mode dans certains milieux au long des années 60 est amusant, mais peu vraisemblable dans le contexte créé, à moins de considérer le public qui fréquente ce lieu comme un ramassis de ploucs prêts à gober toute mystification. Or un des principes fondamentaux du théâtre n’est pas de montrer la réalité mais d’avoir l’air vrai. Laurent Pelly le sait, si l’on en juge par les expressions des artistes des chœurs, qui semblent avoir été très bien dirigés. Mais il s’égare en l’oubliant quand, comme le note justement Fabrice Malkani, il outre les attitudes, dans une surenchère surlignée par le cadrage, en particulier pour la comtesse dont les mimiques font un personnage de bande dessinée ou de film comique, et pour l’épisode dans la salle de bain, du plus mauvais goût dans le contexte de l’œuvre conçue par Rossini.
Le décor du deuxième acte représente l’intérieur du château où le comte Ory réussira à pénétrer et où il connaîtra une cuisante défaite. La division de l’espace scénique en plusieurs zones, qui flanque à cour le salon vide d’une chambre elle-même prolongée par une salle de bains et à jardin d’un office où les « pélerines » consommeront leur beuverie est ingénieuse puisqu’elle permet un enchaînement des scènes sans la moindre rupture de rythme. Mais l’austérité du décor du salon, renforcée par l’uniforme des suivantes de la comtesse, dont elles sont autant de clones, était-elle nécessaire ? Que l’accès du château soit rigoureusement interdit au sexe masculin avant le retour des Croisés entraîne-t-il forcément qu’on y vive comme dans une prison ? C’est une option arbitraire, peut-être basée sur la source où le cadre était celui d’un couvent, mais ici hors de propos.
Quant au désespoir de la comtesse, faut-il le prendre à la lettre ou y voir une parodie proche de celle de la lamentation de la comtesse de Folleville lors du drame de la perte de son chapeau ? Sans doute sa prière à l’ermite accumule-t-elle les vocables de la souffrance ; mais après avoir décrit son mal elle en donne la clé : sa jeunesse se flétrit parce qu’elle a fait vœu de veuvage éternel. Ce qu’elle est venue chercher, c’est le moyen de ne pas respecter son serment. Autrement dit, si cette jeune femme est malade, c’est de frustration. Faut-il préciser ? Peut-être Laurent Pelly le pense, et quand elle est rejointe dans son lit d’abord par Isolier puis par Ory, il pimente la promiscuité de grands coups de rein suggestifs d’un réalisme totalement inopportun dans l’esprit de l’œuvre.
Dmitry Korchak (Ory) Désirée Rancatore ( Adèle) Antoinette Dennenfeld (Isolier) © DR
Sur l’aspect théâtral, cette captation nous laisse donc à peu près du même avis que notre confrère. Nos divergences seront plus marquées sur le plan vocal à propos de l’interprétation de Dmitry Korchak, dont les aigus poussés en force – heureusement tous ne le sont pas – nous semblent hors de propos. Ory n’est pas un guerrier, probablement parce qu’il était trop jeune pour suivre les hommes à la Croisade. Privé de la vertu virile de la maîtrise de soi, il ne cesse de faire des plans pour tromper, comme un enfant vicieux ou une femme qui n’aurait pour arme que sa ruse. Aussi tenter de lui donner un héroïsme vocal est inapproprié. L’Isolier d’Antoinette Dennefeld manque un peu de poids vocal, pour notre goût, mais sa musicalité et la qualité de son jeu de scène en travesti méritent toute notre admiration. Musicale aussi, et à même de surmonter avec aisance les acrobaties vocales du rôle de la Comtesse une Désirée Rancatore qui semble s’amuser beaucoup à jouer son personnage caricatural. Très bons le Raimbaud de Jean-Sébastien Bou et le gouverneur de Patrick Bolleire, et décevante la Ragonde à la limite de l’éraillé de Doris Lamprecht, malgré une vis comica intacte et mise en valeur par les cadrages.
Une autre réserve concernera la direction de Stefano Montanari ; si, globalement, elle donne satisfaction parce qu’elle ne porte aucun préjudice aux chanteurs et épouse la dynamique de l’œuvre, on peut s’interroger sur son rôle à propos de l’interprétation du personnage d’Adèle, dont Fabrice Malkani relève justement qu’elle évoque de trop près Olympia, tant vocalement que par certaine chevauchée suggestive. Faut-il mettre en cause la chanteuse ? De toute façon il y a eu accord avec Laurent Pelly, qui a porté Les Contes d’Hoffmann sur la même scène deux mois plus tôt. S’agit-il d’un clin d’œil ? On peut trouver cela amusant, on peut aussi le regretter car on pourrait y voir un manque de respect envers la musique de Rossini, à qui ces cocottes sont étrangères. Le chemin vers la reconnaissance pleine et entière du génie du compositeur passe par une volonté ferme de retrouver, outre les textes les plus fidèles à ses intentions, les pratiques interprétatives qu’on peut en déduire. Il a commencé voici près de soixante-dix ans. Il semble qu’on n’ait pas fini de le gravir.