Puisque le parti avait été pris de transposer en l’italien le livret du Bourgeois gentilhomme, il coulait de source qu’une version italienne d’Ariadne auf Naxos s’imposait. Réalisée par Quirino Principe avec le concours de Valeria Zaurino, elle a d’emblée le caractère de rareté qui est le critère des œuvres représentées à Martina Franca, et on n’en admire que davantage l’abnégation des artistes qui ont eu à cœur de l’apprendre sans aucune certitude qu’elle sera reprise ailleurs. De pareilles entreprises sont des paris et on ne peut les évaluer qu’après les avoir menées à bout. Peut-être une seule écoute ne suffit-elle pas à établir une opinion fondée, mais il faut avouer que nous n’avons pas été convaincu. Sans doute faut-il faire la part de l’habitude qui ramène sans cesse à l’oreille d’autres sonorités, mais il faut mentionner aussi des diérèses dont pâtit çà et là l’accent tonique, peut-être en raison de la difficile transposition de la prosodie.
En fond de scène, le dispositif d’estrades déjà présent pour Il borghese gentiluomo est maintenu. On y voit, à cour comme à jardin, des toiles boursouflées. Que cachent-elles ? On découvrira bientôt que ce sont des housses de protection comme on peut en voir sur les meubles dans les maisons inoccupées, une entorse au contexte comique conçu par Molière. Elles recouvraient des chaises diverses, dont le caractère hétéroclite illustre peut-être le « mauvais » goût de M. Jourdain. Au centre de la scène, une sorte de cage métallique meublée d’un lit représentera la grotte où Arianna a trouvé refuge, lieu de l’enfermement physique de la prisonnière de l’île et image de la prison mentale où la bloque son désespoir.
Arianna entourée des nymphes, Echo Dryade et Naïade © clarissa
On ne chipotera pas sur les personnages de la comédie, Monsieur Jourdain, le comte Dorante et la marquise Dorimène, même si la robe de chambre du premier et la mise du second sont d’une sobriété qui cadre assez peu avec la situation et le contexte de la pièce de Molière. Leur entrée regroupe des répliques des scènes XV et XVI de l’acte III de celle-ci. Le metteur en scène fait apparaître les aristocrates à jardin, devant le public, et leur prête une emphase qu’on peut goûter. Suit le gag des trois révérences de Monsieur Jourdain, au moment où ils gravissent les degrés, et l’aparté sur le diamant probablement resté lettre morte pour beaucoup. Dorimène coupe court aux fadaises de l’hôte en demandant que le spectacle commence. Et sans délai – les désirs de la marquise sont des ordres – les nymphes surgissent hors des amas formés par les toiles. Si la naïade de Barbara Massaro est gracieuse mais parfois acidulée, la dryade d’Ana Victoria Pitts possède un aplomb vocal et scénique impeccable, et l’Echo de Mariam Batistelli en a la finesse sans tomber dans la ténuité.
L’entrée en scène des chanteurs italiens est exploitée magistralement par Walter Pagliaro qui les fait défiler comme à la parade et en soulignant en un clin d’œil par les valises leur mobilité il entre dans le vif du sujet : mourir sur place ou bouger pour vivre. Giuseppe Palella a conçu pour eux des costumes très colorés et peut-être trop luxueux tant ils semblent faits de matières précieuses. A moins qu’il ne faille voir dans leur éclat une preuve supplémentaire de la force du spectacle quand il crée l’illusion ? La palme revient à la toilette de Zerbinetta, qui semble sortie d’une toile de Madame Vigée-Lebrun revue et corrigée par Zsa Zsa Gabor. Emperruquée, empanachée, arborant un pectoral de pierres précieuses, Jessica Pratt entre en scène avec superbe et s’impose sans peine en diva. Imaginez le plaisir quand le ramage confirme aussitôt les promesses du plumage, dans cette version encore plus exigeante pour l’interprète que la version de 1916, car plus longue et plus haute d’un ton ! L’auditeur flotte, ébahi et comblé, entre l’émerveillement presque incrédule devant l’exploit d’endurance et la jouissance à la fois physique et intellectuelle que donnent ces sons aigus d’une pureté cristalline, fleuris dans une ascension ou jaillis dans un épanchement, comme s’ils coulaient de source. Alors, oui, certaines notes graves sont peu audibles, mais le bonheur est tel devant cette performance où l’actrice seconde admirablement la chanteuse, mimiques assorties aux couleurs de la voix, clins d’œil au chef d’orchestre et à l’auditoire, orgasmes en série, qu’on a seulement envie de crier merci !
Autour d’elle les chanteurs italiens semblent encore plus que d’habitude réduits à la portion congrue. De leur quatuor homogène émerge Arlecchino, le plus favorisé vocalement puisqu’il est l’amant du moment de Zerbinetta. Vittorio Prato donne au personnage quelque chose de son élégance personnelle et parvient à en communiquer le dépit après l’échec de la chanson auprès d’Arianna.
Dernier à entrer en scène, son arrivée étant annoncée par la maquette d’un navire blanc et inutilement précédée, pour nous, d’une voile noire déployée – peut-être réminiscence de Tristan ? – Piero Pretti semble échappé d’un dessin d’Ugo Pratt, dans sa tenue de corsaire oriental. Cette caractérisation inattendue séduit, comme l’élan et la tenue de la voix, qui se montre homogène, ferme et claire. Il va former un beau couple avec celle qui le prend d’abord pour l’ingrat qui l’a abandonnée puis pour le passeur vers le monde de la paix éternelle. On ne niera pas que le choix de Carmela Remigio d’incarner cette Arianna nous a fait penser à l’intrépidité des choix d’une autre artiste, Mireille Delunsch. On ne cachera pas que parfois la voix nous a semblé en deçà du nécessaire, en particulier dans le registre grave. Mais faut-il négliger que dans la cour du Palais ducal de Martina Franca il n’y a pas de fosse qui atténue le son de l’orchestre, et que donc la voix peut se noyer, surtout si l’interprète, comme Carmela Remigio, se refuse absolument à tout procédé grossissant ? Pourquoi faudrait-il nécessairement une voix très robuste pour incarner celle qui aspire à perdre sa vitalité ? Reste que la musicalité et les nuances sont indiscutables et que le personnage représenté est bien cette survivante malgré elle, repliée sur sa mémoire et close à tout ce qui n’est pas son malheur. Dans un cadre plus propice, on ne doute pas que cette interprétation toute de sensibilité ferait date. Il convient de noter le rôle des éclairages de Ivana Astrid Zaurino dans la mise en valeur des costumes – celui d’Arianna est des plus seyants – et la création de climats.
On n’accusera pourtant pas l’orchestre des déficits ressentis ici ou là. L’effectif est conforme aux souhaits de Strauss et Fabio Luisi a maintes fois dirigé la version de 1916, qui est celle que l’on joue aujourd’hui. Dans le programme de salle il indique son intention de marquer les différences de climat entre les interventions des Italiens et les scènes avec Arianna, et en effet on a rarement entendu contraste aussi sensible entre l’effervescence enjouée et la mélancolie la plus noire. Il est le premier des artisans de cette incontestable réussite musicale. Alors, cette Arianna a Nasso a-t-elle un avenir ? Ce n’est pas sûr, car la transposition en italien nous a semblé hasardeuse. Mais tel quel le spectacle pourrait servir à une reprise de l’original. En tout cas, chapeau bas aux participants : en prenant le risque, ils ont pris le parti de la vie. N’est-ce pas la leçon de l’œuvre ?