Le 5 novembre, face à l’ampleur de la crise sanitaire, le conseil d’administration de la Scala prenait la décision d’annuler la représentation de Lucia di Lammermoor qui devait inaugurer la nouvelle saison du théâtre. Un tel événement ne s’était plus produit depuis la dernière guerre, c’est dire l’émotion que cette nouvelle a suscitée auprès des amateurs d’opéra de la planète et en particulier du public italien pour qui la Saint-Ambroise est une date incontournable dans la vie musicale du pays. C’est pourquoi Dominique Meyer a aussitôt proposé une solution alternative pour la soirée du 7 décembre, dont les détails ont été révélés en novembre dernier lors d’une conférence de presse dont nous nous sommes fait l’écho : un gala sans public mais retransmis en mondovision avec quelques-uns des grands noms actuels du lyrique. Intitulé « A riveder le stelle », comme les derniers mots prononcés par le narrateur de L’Enfer de Dante « Et par là nous sortîmes pour revoir les étoiles », le spectacle a été mis en images par Davide Livermore. En France, c’est sur le site Arte Concert ainsi que sur France Musique que l’on a pu suivre la soirée qui sera proposée à la télévision le 20 décembre sur la chaîne Arte.
Le programme qui aligne quelques grands « tubes » du lyrique, fait la part belle à l’opéra italien à travers Verdi, Puccini et Donizetti ainsi qu’à Giordano et Rossini dont l’ensemble « Tutto cangia » extrait de Guillaume Tell, conclut la soirée avec son message d’espoir en un avenir meilleur. L’opéra français est également présent avec les incontournables Carmen et Werther ainsi que l’opéra allemand avec un extrait de La Walkyrie. Enfin une page dansée tirée de Casse-Noisette évoque la musique russe. Rien de bien original, en somme, mais peut-être a-t-on retenu des airs que l’orchestre et les chanteurs connaissaient bien afin de limiter le nombre de répétitions ?
Visuellement, le metteur en scène italien habille chaque morceau avec plus ou moins de bonheur. A côté de tableaux tout à fait réussis comme le second air de Butterfly sur fond d’estampes japonaises ou la habanera de Carmen, vêtue d’une robe rouge sous une pluie de fleurs, certains partis pris prêtent à sourire tels cette nuée de plumes qui enveloppent Grigolo chantant « La Donna è mobile » ou laissent perplexes comme l’air d’Amelia devant des oiseaux qui s’accumulent sur des fils électriques comme ceux d’Hitchcock ou encore ces extraits de Don Carlo situés à bord d’un train qui circule sous la neige au début du vingtième siècle. Plus réussi est l’air de Norina chanté à Cinecittà dans les années 50 au cours duquel Rosa Feola entourée de figurants tout droit sortis d’un péplum évolue face à la caravane de Zampano dans La Strada, avant de s’installer dans une Jaguar blanche pour survoler une Rome en noir et blanc comme dans Vacances romaines. Moins heureuse, l’idée d’intercaler entre les pages musicales des textes d’auteurs majoritairement italiens, déclamés par des comédiens avec parfois un ton grandiloquent.
Cependant, en dépit de ces quelques réserves, comment ne pas être admiratif devant le niveau global de ce spectacle de trois heures surtout quand on sait qu’il a été concocté en moins d’un mois ?
Riccardo Chailly dirige l’ensemble avec un professionnalisme et une précision remarquables tout en respectant le style de chaque compositeur. Les musiciens, masqués à l’exception des vents, sont disposés à bonne distance les uns des autres au parterre, tandis que les choristes sont placés chacun dans une loge.
Sur le plan vocal, pas de surprise, on l’a dit, mais de nombreuses satisfactions et quelques moments de grâce.
Tout commence par la voix de Mirella Freni interprétant « io son l’umile ancella » pendant le générique, malencontreusement couverte sur la fin par quelques mots de la présentatrice. Après le « Cortigiani ! » peu nuancé de Salsi et une « Donna è mobile » routinière par Grigolo, les trois airs de Don Carlo sont magnifiquement chantés par trois des meilleurs interprètes actuels de ces personnages, le Philippe II intériorisé d’Abdrazakov, la Princesse Eboli exaltée de Garanča et surtout le Posa bouleversant de Tézier dont on ne louera jamais assez l’impeccable legato et la longueur du souffle. Les trois extraits d’Un ballo in maschera que l’on entend un peu plus tard n’atteignent pas les mêmes sommets : Si George Petean incarne un Renato grandiose et racé, Eleonora Buratto est une Amelia dépourvue de classe. Quant à Francesco Meli, malgré quelques demi-teintes bienvenues, il semble à plusieurs reprises aux limites de ses possibilités. Lisette Oropesa séduit par la fraîcheur de son timbre et son implication dramatique même si ses moyens évoquent davantage une Norina qu’une Lucia. En Norina justement Rosa Feola affiche une voix plus ample et ronde. Passons sous silence le Siegmund d’Andreas Schager fatigué sans doute par ses Siegfried parisiens pour vanter le style impeccable de Juan Diego Flórez dont le timbre a conservé sa couleur juvénile après plus de vingt-cinq ans de carrière. Sa « Furtiva lagrima », nostalgique à souhait est un modèle de beau chant. Aleksandra Kurzak tire son épingle du jeu avec un air de Liù joliment nuancé tandis que Roberto Alagna apparemment en petite forme livre néanmoins un « E’ luccevan le stelle » poignant. Piotr Beczala propose une « Fleur que tu m’avais jetée » intelligible et de belle facture mais c’est son « Nessun Dorma » en fin de soirée (dans lequel il remplaçait Kaufmann souffrant) qui emporte pleinement l’adhésion. La Carmen de Marianne Crebassa, trop jeune fille de bonne famille, manque de « chien » et de tempérament. En revanche le Werther de Bernheim juvénile et passionné, doté d’une diction parfaite, n’appelle que des éloges. Carlos Alvarez interprète le credo de Iago devant une réplique de la Maison Blanche ravagée par un incendie. Si son medium manque de largeur, son interprétation sobre est tout à fait convaincante.
Que dire de Placido Domingo en Charles-Gérard ? Au-delà des querelles sur l’adéquation de son timbre dans ce rôle de baryton, on ne peut qu’admirer l’insolence et la projection d’une voix homogène, exceptionnelles chez un chanteur de cet âge. Maddalena di Coigny trouve en Sonya Yoncheva une interprète émouvante à la voix solide dont les accents juvéniles évoquent la fragilité et la pudeur du personnage. Juvénile, le timbre de Marina Rebeka l’est également ce qui lui permet de camper une Butterfly tout à fait crédible au medium consistant couronné d’un aigu rayonnant.
Après que les derniers « Vincerò! » de « Nessun dorma » ont résonné, Davide Livermore apparaît sur la scène pour évoquer la réouverture de la Scala en 1946 et notamment l’ovation faite à Toscanini de retour après un long exil avant d’insister sur l’importance de la culture grâce à laquelle on peut espérer un jour « revoir les étoiles ». Enfin, six des interprètes de la soirée, secondés par l’orchestre et les choeurs, entonnent avec ferveur le final de Guillaume Tell.