Au gré des multiples épisodes sur son maintien ou son annulation dans le contexte de la pandémie, le Ring 2020 de l’Opéra de Paris n’aura décidément ressemblé à aucun autre. Ainsi, son point final n’aura pas été Le Crépuscule des Dieux, mais Siegfried. Il ne s’est pas joué à l’Opéra Bastille, mais à l’Auditorium de Radio France. Rien qui ne soit transparent pour les auditeurs de France Musique, qui pourront suivre la diffusion de la Tétralogie dans le bon ordre, entre le 26 décembre et le 2 janvier prochains ; mais rien non plus qui n’ait pas demandé aux équipes de l’Opéra et de Radio France, techniciens comme musiciens, un don de soi et une capacité d’adaptation qui forcent le respect.
Qu’au don de soi et à la capacité d’adaptation s’ajoutent l’investissement et l’enthousiasme, et notre respect se transforme en franche admiration. Avec son nombre restreint de personnages et ses longs épisodes instrumentaux, Siegfried est peut-être l’épisode du Ring où Richard Wagner confie à son orchestre les plus grands défis. Animer de nombreux monologues ; soutenir une action qui, tout entière, se concentre sur le parcours initiatique d’un adolescent s’apprêtant à devenir un homme ; s’imposer, au fond, comme le vrai narrateur de cette deuxième journée, qu’il s’agisse de faire entendre, au deuxième acte, les fameux « murmures de la forêt », ou d’annoncer avec fracas, au début du III, la prochaine chute des Dieux. Et les musiciens de l’Opéra sont une fois de plus au rendez-vous : précis, incisifs, ils plongent sans état d’âme au fin fond de cette partition envoûtante et monstrueuse pour en sortir plus qu’un décor, un ton et une atmosphère. On aurait parfois voulu que cette atmosphère fût plus allègre encore, car Siegfried est au Ring ce que le Scherzo est à une symphonie de Beethoven, un bouillant interlude avant les embrasements du grand final. Mais Philippe Jordan sait qu’en canalisant son orchestre, il en tire le meilleur : des plans sonores clairs et francs, un discours au développement savamment distribué, un souffle qui attise les braises sans laisser l’incendie se répandre.
Cela se justifie d’autant plus que, dans le rôle éponyme, Andreas Schager n’a pas besoin qu’on le pousse pour s’enflammer. Son Siegfried n’est pas seulement solide, il semble insubmersible. Indifférent aux obstacles colossaux de la scène de la Forge, il saute dedans à pieds joints et s’amuse de chaque piège. Au bout de la représentation, la tessiture si tendue du dernier acte finit par lui poser quelques problèmes ? Il surmonte toujours, sans se départir d’un sourire enfantin. Tant de jubilation devant tant de difficultés : voilà Siegfried ! Il faudrait toujours le chanter comme ça, sans connaître la peur, avec une insouciance confinant à l’insolence. A contrario, les premières mesures de Ricarda Merbeth sonnent précautionneuses. Rapidement pourtant, cette Brünnhilde gagne en aisance, maîtrise son vibrato, canalise ce que le timbre peut avoir de métallique pour donner, dans « Ewig war ich », une brûlante réplique à son partenaire. Autour de ce duo, rien ne dépare : on a vu des Mime plus inquiétants que Gerhard Siegel, mais guère de plus sonores, ni de plus théâtraux. Jochen Schmeckenbecher confirme, après un superbe Or du Rhin, qu’il saisit toutes les ambiguïtés et les zones d’ombre d’Alberich, et Fafner trouve en Dmitry Ivashchenko une voix encore jeune, mais parfaitement à l’aise dans la partie de l’ambitus qui se trouve sous la portée. Iain Paterson continue de faire profil bas, mais le Wanderer n’est déjà plus Wotan : ce promeneur égaré, appelant au crépuscule des Dieux mais hésitant au moment de le provoquer, piégeant Mime et Alberich dans les filets de sa maïeutique mais échouant à se faire l’Eraste de son petit-fils, n’a plus besoin de tempêter et d’ordonner. Face à l’Erda éloquente de Wiebke Lehmkuhl, il se montre à son meilleur, homme qui doute, dont la voix claire souligne un art des mots à pleine maturité.
Sur le plateau bien rempli de Radio France, Philippe Jordan n’a plus qu’à féliciter ses musiciens, qui célèbrent sa dernière représentation lyrique en tant que Directeur musical de l’Opéra de Paris en lui apportant du Champagne : quand on vous dit que Siegfried est une fête !