Les nouvelles sanitaires sont inquiétantes. Il paraît que, dans le Midi de la France, l’épidémie repart. Va-t-on revivre le cauchemar des commerces arrêtés, de la vie culturelle paralysée, des salles de spectacle fermées ? Personne n’a oublié ce qui s’est passé il y a trois ans, en 1832, lorsque l’épidémie de choléra a fait plus de 18.000 morts à Paris. Et voilà qu’une nouvelle menace vient d’apparaître dans le sud du pays ! Enfin, les médecins sont rassurants, ils affirment que la France a fait des progrès en matière d’hygiène et que des mesures préventives ont été prises aux frontières et dans les ports.
En attendant, profitons d’aller au spectacle ! C’est ce que nous avons fait en nous rendant, samedi (24 janvier 1835), à la création de l’opéra les Puritains du jeune compositeur italien de 33 ans, Vincenzo Bellini, au Théâtre Italien, Salle Favart, à Paris. Ça a été un triomphe !
Rubini en Arturo
C’est Rossini qui, toujours influent au Théâtre Italien même s’il ne le dirige plus, a eu l’idée d’inviter ce jeune compositeur à Paris. Bellini est l’auteur de deux œuvres magnifiques créées il y a quatre ans à Milan, la Somnambule et la Norma.
Il est venu s’installer à Puteaux – dans ce village où l’épidémie a tué plus de cent personnes, ce qui est énorme en proportion de sa population, et où traînent encore, dit-on, quelques virus. La villa de Bellini est proche de la Seine, située quai Royal – au 19 bis rampe de Neuilly. Elle a été louée par Samuel Levys, homme d’affaire britannique qui a pris le compositeur en amitié lors de son passage à Londres l’an dernier. Bellini a mis neuf mois pour composer les Puritains. Rossini en a supervisé l’écriture. C’est lui qui aurait fait rajouter un duo entre Giorgio et Riccardo à la fin du second acte. Mais à la veille de la première, trois morceaux ont été coupés à cause de la longueur de la représentation.
Vincenzo Bellini
L’histoire se situe en Angleterre à l’époque de Cromwell. Une intrigue amoureuse se tisse entre la fille de celui-ci, Elvire, et un partisan du camp adverse des Stuart, sur fond d’intrigue politico-policière. Mais tout se termine bien – ce qui est rare à l’opéra. Le librettiste est Carlo Pepoli, activiste italien, exilé en France pour fuir la domination autrichienne.
Le moins qu’on puisse dire est que Bellini n’a pas ménagé les chanteurs. Les quatre rôles principaux nécessitent des qualités vocales exceptionnelles : une soprano colorature dont la scène de folie (« O redemi la speme ») est bouleversante, un baryton qui suit une ligne de chant bel-cantiste tout en ayant les notes graves d’un registre de basse. La basse, elle, monte dans le registre de baryton. Mais c’est surtout le ténor qui, dans son air du troisième acte « Credeasi, misera », jusqu’au contre-fa (trois tons et demi au dessus du contre-ut). Jamais nous n’avions entendu un ténor chanter aussi haut. Les quatre chanteurs que nous avons entendus étaient les meilleurs qui se puissent trouver : la soprano Giulia Grisi, le ténor Giovanni Battista Rubini, le baryton Antonio Tamburini, la basse Luigi Lablache.
La Grisi n’a que 24 ans. Bellini l’a ramenée de la Scala de Milan où elle chantait il y a deux ans dans sa Norma aux côtés de son professeur la grande Giuditta Pasta. Rubini est un phénomène qui peut atteindre avec vaillance le contre-fa, tout en murmurant avec tendresse sa cavatine « A te, o cara » . Quant à Lablache, qui a une présence colossale, il produit des graves qu’on n’a jamais entendus. Aussi extraordinaire que lui, Tamburini s’est associé à lui dans le duo guerrier « Suoni la tromba » qui a été bissé.
Ah, qu’on était loin des préoccupations quotidiennes en étant porté par ce spectacle ! Qu’on était loin des inquiétudes sur le retour de l’épidémie ! (1) Tel est le pouvoir de l’opéra de nous entraîner dans un autre monde…
Décor des Puritains lors de la création
(1) En janvier 1835, l’épidémie de choléra fut contenue dans le Midi mais Bellini mourut huit mois plus tard, le 23 septembre 1835, à Puteaux, à l’âge de 33 ans, d’une infection non identifiée.