C’est peu de dire que tous les yeux du monde lyrique étaient tournés vers la capitale espagnole. En ces temps de mesures sanitaires drastiques, qui ont dévasté le secteur culturel, Joan Matabosch avait malgré tout expliqué comment et pourquoi il allait maintenir son troisième volet de la Tétralogie. Les sceptiques en seront pour leurs frais. Non seulement les représentations ont eu lieu, à guichets fermés (ceci s’entend tenant compte de la jauge réduite), sous les vivats du public, mais la qualité artistique est au rendez-vous. A tout seigneur tout honneur, il faut d’abord saluer la performance inouie de l’Orchestre du Teatro real et de son chef, Pablo Heras-Casado. Obligés de se diperser, avec trombones et tubas dans les premières loges de droite, harpes et percussions dans les premières loges de gauche, les instrumentistes ont malgré tout offert une prestation de tout premier ordre, prenant un plaisir évident à se plonger dans l’écriture étincelante de cette deuxième journée de la Tétralogie. Les cuivres, éloignés les uns des autres, mais parfaitement synchronisés et dans un contrôle constant du volume, les cordes félines et sensuelles, des bois à se damner de beauté dans la scène des Murmures de la forêt, mais pas seulement, on ne sait qui doit récolter le plus de lauriers ; ce qui est certain, c’est que voir des artistes se donner avec une telle énergie dans des circonstances aussi hostiles provoque une émotion difficile à réprimer.
© Javier del Real
Fidèle aux options audibles dans sa Walkyrie de l’année passée, Pablo Heras-Casado s’inscrit dans la lignée des chefs wagnériens « créatifs », au sens où il semble considérer la partition comme une matière première à partir de laquelle il malaxe le son et le tempo, en fonction des exigences scéniques, des capacités des chanteurs, et surtout de sa propre conception de l’œuvre. Le résultat est un Siegfried lentissime (la représentation dure près de 5 heures, entractes compris), qui manque parfois de nerf, où l’aspect comique est peu présent, mais suprêmement maitrisé, progressant irrésistiblement de l’obscurité à la lumière. Les crescendi sont menés avec des réserves de puissance qui semblent inépuisables, et le geste impérieux du chef permet à ses troupes de rester concentrées jusqu’aux toutes derniers mesures du duo final, à un moment où beaucoup de phalanges sont en déroute. Au regard de ce qu’il a démontré, le chef ibère peut prétendre aux plus hautes marches dans le Walhalla. Une baguette espagnole bientot à Bayreuth ? On est prêt a prendre les paris.
De la mise en scène de Robert Carsen, il y a finalement peu de choses à dire, ce qui semble être le but du régisseur. Une mise en images plutôt fidèle au livret, avec quelques concessions à la modernité qui n’empêchent jamais la lisibilité. Aucune trouvaille révolutionnaire, pas de « lecture » au sens que l’on donne aujourd’hui à ce terme, mais tout du long un sens de la narration porté par un jeu d’acteurs efficace et des éclairages de toute beauté. Quelques clins d’œil qui permettent de retrouver l’esprit comique de ce que d’aucuns ont décrit comme le scherzo du cycle : Mime en caravane, Alberich qui cherche à noyer sa privation de l’anneau en vidant les bouteilles, Erda technicienne de surface endormie dans les profonds canapés de Wotan, …
Les chanteurs offrent des prestations inégales. Le plus décevant est sans doute Andreas Schager, qui promène pourtant son Siegfried aux quatre coins du monde depuis quelques années, et avec succès. S’il possède bien le caractère du role à la fois en termes physiques et vocaux (quelle dégaine impayable d’adolescent en crise), la partition semble lui poser pas mal de problèmes techniques, l’obligeant plus d’une fois à crier, ou au contraire à baisser la voix. On peut pardonner à la rigueur à la fin du IIIe acte, où même les plus grands titulaires du rôle arrivent fourbus, mais les signes de fatigue sont déjà là lors de la scène de la Forge, et le deuxieme acte le voit en outre multiplier les fautes rythmiques. On mettra tout cela sur le compte de la méforme d’un soir. Le Mime d’Andreas Conrad privilégie l’expressionnisme, les grimaces et le côté ridicule de son personnage. Une conception tout à fait légitime, servie en plus par des talents d’acteur de premier ordre, mais qui sied peut-être mieux à des chanteurs en fin de carrière, qui ne peuvent plus faire autrement que de persifler. Ce qu’il laisse entrevoir en matière de legato et de beau chant dans ses quelques moments de lyrisme nous fait regretter qu’il n’ait pas envisagé un Mime plus artiste, plus mélancolique, plus brisé par la douleur. Le Wanderer de Tomasz Konieczny continue à impressionner par la lenteur noble avec laquelle il déroule son chant, comme un python ses anneaux, et les harmoniques infinies de ce timbre plongent la salle dans une sorte d’hypnose. Un bémol cependant : on a l’impression que le baryton-basse s’économise, qu’il pourrait lâcher toute sa puissance, ce qu’il ne fait jamais, même au III, qui est pourtant ce que Wagner lui a sans doute écrit de plus achevé. Un soupçon de trop peu, mais c’est là réserve de gourmet.
L’Alberich de Martin Winkler est surprenant d’agilité, mélange entre un SDF ivrogne et une araignée mal posée sur des pattes trop longues. Il arpente la scène avec l’avidité d’un félin, et sa prestation vocale, toute en nuances, nous change des Alberich aboyeurs qui sévissent depuis longtemps. Le Fafner de Jongmin Park offrira aux amateurs de monstres tout ce qu’une voix de basse peut avoir de plus rocailleux et de caverneux. En Erda mal embouchée, Okka von der Damerau assume complètement les contrastes : femme de ménage obèse au dehors, déesse avec un medium soyeux et une impavidité qui entre en parfaite résonnance avec le tapis de cuivres déroulé par le chef. Son affrontement avec le Wanderer est d’anthologie. L’Oiseau de la forêt de Leonor Bonilla est délicieux, peut-être un chouia encore trop léger. La vraie star de la soirée est Brunnhilde, que Siegfried a bien fait de réveiller d’un baiser. Dès ses « Heil dir, Sonne », Ricarda Merbeth donne le ton : une voix parfaitement projetée, d’un volume énorme mais aux angles polis, pour remplir les oreilles sans les abimer, une attention au texte, une diction et une coloration des voyelles qui sont des toutes grandes. Elle maintiendra son chant à ce niveau d’excellence pendant les 30 minutes de son duo avec Siegfried, ce qui semblera plonger son partenaire dans l’embarras tout autant que dans les tourments du désir.
On le voit, la soirée était loin d’être parfaite, mais portée par l’enthousiasme de tous les artistes et la chaleur du public, elle représente une victoire sans précédent contre l’adversité, un pied de nez à tous les obstacles dressés sur la route, une réponse cinglante a tous les pessimistes. Madrid montre la voie au monde entier vers une renaissance pour les arts de la scène, tant et si bien que, dans notre esprit, l’œuvre jouée ce vendredi sera pour longtemps rebaptisée Sigfrido.