Un très vieux Cupidon, chétif, fragile, la peau fripée, vieilles lunettes et longue chevelure blanche, flottant dans un petit caleçon argenté, deux grandes ailes dans le dos… A moins que ce ne soit Chronos, un Chronos ailé, puisque tout le spectacle se place sous le signe du Temps, fatal aux amours… Silhouette poétique presque toujours en scène, pour commenter l’action par sa seule présence muette. On le verra aussi se rendre utile, apparaître en médecin ou en échanson, en souffleur (de théâtre) ou cocher de carrosse. C’est une des nombreuses trouvailles d’une mise en scène qui n’en est pas avare, drôle, impertinente, brillante (joyeusement clinquante par moments), servie par une admirable distribution.
Capture d’écran
Signe des temps, le Staatstheater de Munich a définitivement remisé depuis 2018 la production d’Otto Schenk dont les décors pur style Marie-Thérèse (de Jürgen Rose) avaient vu défiler depuis 1972 tout ce que le monde lyrique comptait de plus brillant en fait de Marschallin, Ochs, Octavian et Sophie. A chaque représentation, le public applaudissait le décor du deuxième acte, reproduction du pavillon de chasse du palais de Nymphenburg, construit par Cuvilliés. Problème : si les perruques blanches, pourpoints de soie, robes à panier sont devenues impossibles pour notre siècle sarcastique, par quoi les remplacer ?
Vérité et simulacre
Barrie Kosky prend habilement le parti de l’allusif, du distancié, de l’ironique, mais il ne cache pas sa tendresse pour cet opéra, qui d’ailleurs cultivait dès l’origine le second degré. Hofmannsthal et Strauss jouaient le jeu du pastiche, du « à la manière de », du faux-semblant. Dès l’origine, de bons esprits firent remarquer l’anachronisme de ces valses viennoises omniprésentes, un bon siècle avant leur invention. C’était évidemment à dessein que tout était faux. Sauf les sentiments, qui se jouent bien de l’Histoire. Quelques années plus tard, Ariadne auf Naxos, théâtre dans le théâtre, allait pousser à l’extrême cette délicate balance entre vérité et simulacre. Hofmannsthal et Strauss, chacun venu d’une des capitales de l’esprit baroque, Vienne pour l’un, Münich pour l’autre, montraient à quel point ils étaient fidèles à son goût pour l’artificiel, l’instable, le changeant, le sophistiqué, le fugace, le théâtral, l’inattendu…
Hofmannstahl
La mise en scène de Barrie Kosky est dans le droit fil de cela. Elle entretisse les époques, les décors (à l’occasion rococo), les costumes (1930 ou 1950), les tempis, les ambiances. Et elle respecte (et parfois accentue) le contraste entre les séquences surexcitées jusqu’à la folie et les moments contemplatifs, éthérés, mélancoliques. En quoi elle adhère à la musique de Strauss.
Musique que Vladimir Jurowsky, pour son premier contact avec le Bayerisches Staatsorchester dont il est le nouveau directeur musical, dirige dans une version musicale de Eberhard Kloke, un peu allégée, inspirée de l’orchestration d’Ariadne auf Naxos, avec l’ajout d’un harmonium, d’un célesta et surtout d’un piano.
L’inexorable cours du temps
La première image est celle d’une horloge, d’où sortent un sein (voilé de mauve) et une main. Puis la Maréchale (chemise de nuit transparente) et un drap de soie (mauve). Enfin un amant en boxer et gilet athlétique : Samantha Hankey a la chance (en l’occurrence) d’avoir un corps de garçon qui la rend immédiatement plausible, Marlis Petersen, dont ce sont les débuts dans le rôle, est une belle Maréchale, vive, mince, sensuelle, parfois sardonique ou révoltée et surtout jeune. D’emblée, on pressent que l’heure de renoncer à l’amour n’est pas encore venue pour elle, contrairement à une certaine tradition.
© W. Hösl
Un décor rocaille, ou plutôt rococo, apparaît au fond, moulures, coquilles peintes sur fond métallisé (bleuté), assumant son côté kitsch (le genre vitrine de parfumerie). Des panneaux glissants ne cesseront de passer de cour à jardin (rien n’est stable, on ne peut s’accrocher à rien, voir plus haut). Style d’étalagiste aussi pour les plantes vertes (d’ailleurs noires), qui elles aussi feront leur entrée, et parmi lesquelles les amoureux se chercheront. « Wie du warst, wie du bist… » « Comme tu étais, comme tu es… » chante l’amant… Etreintes, baisers, volupté… Ambiguïté éternelle du travesti : ce sont deux dames qui se roulent sur le sol en se caressant…. « Du bist mein Bub, du bist mein Schatz », l’orchestre suggère les vagues du plaisir. Des oiseaux chantent. C’est l’alouette, c’est le jour, comme chez Shakespeare. Et première entrée du vieux Cupidon veillant sur les amours de Marie-Thérèse et Quinquin…
Portrait de Strauss en virtuose
Mais voici du bruit, est-ce le Maréchal, non, c’est le cousin Ochs von Lerchenau, introduit par Mariandel, soit Quinquin en tenue de soubrette 1925 avec accent viennois à couper au couteau. On est dans le travestissement au carré, une chanteuse qui joue un garçon qui s’habille en fille (cf. Chérubin dans les Noces). Le baron Ochs de Christof Fischesser, costume gris, a le physique d’un concessionnaire Mercedes (ou Audi), c’est une boule de nerfs. Entre deux œillades à Mariandel qu’il poursuit derrière les plantes vertes-noires (elle le dissuade à coups de plumeau), il raconte qu’il est fiancé, et du coup tombe la veste (c’est décidément un sanguin).
© W. Hösl
Ce premier acte – l’acte de la Maréchale – est éblouissant. Strauss y fait une démonstration de son savoir-faire tous azimuts. C’est d’abord une conversation en musique (avec flonflons de valse voluptueuse aux arrière-pensées érotiques) et Christof Fischesser offre un Ochs étourdissant. Lui qui est un Gurnemanz, un Sarastro, un Marke, un Rocco, babille avec virtuosité sur les ponctuations merveilleusement précises de l’orchestre. Chemin faisant, le bonhomme esquisse un geste obscène (on ne se le serait pas permis du temps de Schwarzkopf), puis raconte tranquillement comment il lutine (comprendre : il viole) des paysannes. Le récit de ses exploits culminera vocalement sur un « Heu » (c’est-à-dire la paille où il couche ses victimes) qu’il tiendra à pleine voix pendant un nombre impressionnant de mesures. Rôle écrasant tenu avec une faconde et une aisance, une diction, une précision délectables. Et un humour qui rendrait sympathique un bonhomme qui ne l’est pas.
Puis c’est le défilé des visiteurs… Un marchand d’animaux, des orphelines nobles (qui ici deviennent d’horribles garnements à l’évidence couverts de poux), et, sommet d’absurde, un chanteur qui semble sorti du Ballet royal de la Nuit et fait une entrée versaillaise en costume de Louis XIV danseur, sans parler de deux intrigants italiens, Valzacchi et Annina, capables de tout si on leur glisse un billet. L’ami Cupidon est toujours là et quand la flûte soliloque à l’orchestre, il la mime sur une flûte de Pan, image charmante.
Capture d’écran
On ne peut rien saisir
Tout ce tintamarre semble n’avoir pour but que de mettre en valeur l’émotion de la fin de l’acte (à mon avis un des sommets de la soirée). D’abord, c’est le magnifique monologue de la Maréchale « Da geht er hin… » que Marlis Petersen chante, m’a-t-il semblé, avec plus d’amertume et même de rage que de mélancolie. « Wie macht denn das der liebe Gott », comment Dieu peut-il nous faire cela… Méditation déchirante sur le temps qui passe et dévore tout (et c’est à la Comtesse des Noces qu’on pense maintenant).
Mais Octavian revient, et c’est là que la Maréchale laisse éclater son désespoir. « Je sens au fond de l’âme qu’on ne peut rien garder, rien saisir… » Marlis Petersen chante cela comme un Lied, en disant les mots sur une ligne vocale impeccablement soutenue. L’émotion surgit de la pureté du chant. « Die Zeit, die ist ein sonderbares Ding » chante-t-elle, et c’est là que la version orchestrale choisie par Vladimir Jurowski prend tout son intérêt : d’abord accompagnée du seul piano, la Marschallin distille ces mots, sublime monologue, avant que clarinette, clarinette basse, hautbois, basson ne fassent leur entrée. Le tempo se ralentit à l’extrême pour un moment d’envol. Les deux voix se fondent et on admire au passage les notes hautes et le lyrisme éperdu de Samantha Hankey.
D’ores et déjà, la Maréchale dit adieu à ce jeune amant, elle s’éloigne du jeu (gageons qu’elle y reviendra…). Tout va s’achever dans une délicatesse extrême sur un orchestre diaphane. Barrie Kosky laisse le duo se dérouler en s’effaçant lui aussi. C’est le vieux Cupidon (se substituant au petit page Mohammed) qui remettra la rose d’argent au Rosenkavalier, et la Maréchale se retirera, sur le balancier de l’horloge.
Capture d’écran
Joyeusement kitsch
Le deuxième acte – celui de Sophie – donnera tout autant de plaisir. On est chez M. de Faninal, bourgeois enrichi. D’énormes tableaux du sol au plafond, sur les trois côtés, beaucoup de nudités, dans des tons assourdis. Alors que son père se rengorge à l’idée de la marier avec l’illustre Ochs von Lerchenau, Sophie rêve d’amour comme on rêve à quinze ans. Tout l’acte sera vu par ses yeux, dans une atmosphère de conte de fées, où Octavian sera le prince charmant et Ochs l’ogre.
Mais voilà qu’on annonce le carrosse du Chevalier qui apportera la symbolique rose de fiançailles. Barrie Kosky se délecte de toute évidence à faire entrer sur scène un invraisemblable gigantesque carrosse de couronnement, argenté depuis le début du caparaçon des chevaux jusqu’au dernier cimier, colossale pâtisserie rococo, conduite par le vieux Cupidon, et dont sortiront une escouade de valets tout aussi argentés et un mirobolant Octavian, dans un uniforme d’un tape-à-l’œil tout aussi réjouissant et assumé. Tout cela kitschissime et au X ième degré.
Capture d’écran
Un conte de fées
En face de ce beau faux jeune homme en papier de chocolat, Sophie porte une robe bustier genre Balmain dans des tons bleutés assortis aux tableaux. Katharina Konradi est un délicieux soprano léger au physique pulpeux, et sourire désarmant, dernier membre d’un quatuor vocal idéal. Voix aérienne et coup de foudre immédiat, ponctué par le piano et le célesta, duo amoureux de rêve s’envolant vers les sommets, et nouvelle conversation en musique vive et preste sur des bois aux couleurs exquises. Katharina Konradi compose une Sophie piquante et délurée, bientôt désappointée par le sans-gène du baron. « S’il croit qu’il m’a achetée » dit-elle à sa duègne Marianne, au brushing de haut vol.
Katharina Konradi. Capture d’écran
Le baron, en smoking moutarde style casino 1930, d’ailleurs troublé par la ressemblance entre le chevalier et cette Mariandel à laquelle il pense toujours, se conduit comme un soudard, Octavian bout d’indignation, Sophie tombe de haut. Ambiance de vaudeville grinçant. On n’est pas si loin de La Chauve-Souris, d’un autre Strauss, d’autant qu’insidieusement la valse revient : Faninal, Marianne, Octavian et le baron se prennent par la main pour une ronde qui encercle, emprisonne, prend au piège la tendre Sophie, « Mir mir keine Kammer dir zu klein », chante le baron, aucun lit ne sera trop petit, et la voix de Christof Fischesser descendra dans les tréfonds de ses graves sur « keine Nacht dir zu lang ». Ambiguïté vénéneuse de la valse relue par Richard Strauss.
Elfes et diablerie
L’idée de se venger du baron commencera à naître entre les deux jeunes gens, tandis que la scène sera envahie par les « gens du baron » enivrés, que Barrie Kosky travestira en elfes bondissant sortis du Songe d’une nuit d’été.
La confusion devenant générale, Octavian tirera l’épée contre le baron, le blessera au doigt (hurlements bouffons d’icelui, elfes courant en tous sens, grand ensemble concertant ponctué d’un piano ironique, révolte de Sophie, jérémiades de Faninal passant de l’ahurissement à la démence (Johannes Martin Kränzle grotesquement grandiose, lui qui est le Beckmesser des formidables Maîtres Chanteurs de Barrie Kosky à Bayreuth).
Abasourdi, le baron, cerné de diables, s’offrira quelques petits verres pour se remonter le moral et jurera de se venger. Annina à laquelle des cornes de diablesse auront poussé (Ursula Hesse von den Steinen joyeusement décalée) amènera une lettre de Mariandel… Le complot sera en marche. La valse aussi. « Keine Nacht dir zu lang », Christof Fischesser s’enfoncera une dernière fois avec volupté dans les profondeurs de sa voix.
Marlis Petersen. Capture d’écran
Horlogerie de précision
Le troisième acte sera celui d’Octavian, producteur et metteur en scène de la farcesque déconfiture du baron. D’où le parti d’un décor de théâtre des faubourgs. Cinq rangées de fauteuils en bois, un balcon, des coulisses où les conjurés se préparent, musiciens, serviteurs. L’orchestre de Vladimir Jurowski, frémissant, acéré, volubile, à l’impressionnante précision, accompagne les préparatifs des conjurés (parfaite complicité à l’évidence entre la scène et la fosse), le futur commissaire de police repasse son rôle. Octavian/Mariandel s’essaie à des attitudes féminines. Entrée du baron. Place à la « Komödie für Musik ». Il fait le gracieux, il/elle l’aguiche en dialecte viennois, l’ivresse gagne, à grands renforts de valse s’alanguissant, se désarticulant, s’évaporant… Octavian s’autorise à déboutonner le pantalon du gaillard (un caleçon ornés de Mickeys), lui s’autorise à ôter sa moumoute (ça tient chaud). Dès lors tout se déglingue. Arrivée d’Annina en première épouse délaissée, suivie d’une cohorte d’enfants piaillant, puis du commissaire venant enquêter sur ce cas de bigamie, etc. L’orchestre straussien commente, ponctue, ironise, menace. Haute virtuosité. Faninal survient (il s’étouffe, risque l’apoplexie, on l’évacue), puis Sophie, enfin libérée !
Capture d’écran
Le rideau peut s’ouvrir. Dans la salle, la Maréchale, très élégante, en cape de soirée noire. Elle voit Sophie pour la première fois, l’observe vociférer contre le pitoyable Ochs. Commentaire ironique d’une clarinette. « Faites bonne mine à mauvais jeu », dit-elle (en français) au baron…qui découvre Mariandel en smoking, ultime métamorphose (Barrie Kosky dit qu’il voit dans le Rosenkavalier lune réminiscence des Métamorphoses d’Ovide…). Il comprend « das ganze qui-pro-quo » et n’a plus qu’à se retirer conspué par la foule des spectateurs du théâtre, dans un ultime flamboiement de valse.
L’envol
Le moment est venu du trio final. Nous savons que la Maréchale a renoncé à Octavian dès la fin du premier acte et, dixit Marlis Petersen, « ce n’est pas la fin du monde », il y aura un autre amant, peut-être d’ici quinze jours… Le dernier tableau, dans l’esprit de cette désinvolture, voulue par Barrie Kosky, sera moins mélancolique que dans certaines lectures qui nous restent chères. La fraîcheur de Sophie, l’élégance de la Maréchale… Elles se séparent sur une chaleureuse (et étonnante) poignée de main !
Les trois voix idéales s’entremêleront une dernière fois, monteront vers les sommets, puis la Maréchale s’éloignera, laissant les jeunes amoureux à leurs dernières phrases… Renouant avec la féerie on les verra s’envoler dans les cintres, « réunis pour la vie et l’éternité », tandis que le vieux Cupidon, qui décidément était le gardien des secrets amoureux, assis en tailleur tout en haut de la pendule, en décrochera les aiguilles pour arrêter définitivement le Temps.
© W. Hösl