La représentation à laquelle nous avons assisté lundi 18 mars (1861) fera sans doute date dans l’Histoire de la musique. Peut-être parlera-t-on encore dans un ou deux siècles du scandale qu’elle a suscité. Il s’agit de la représentation de Tannhäuser de Wagner, à l’Opéra de Paris.
S.M. l’Empereur Napoléon III et l’Impératrice Eugénie étaient dans la salle. Ils savent l’importance de se montrer à l’Opéra dans notre société – bien qu’ils aient le dramatique souvenir de l’attentat dont ils ont réchappé il y a trois ans en s’y rendant.
Il y a presque vingt ans, le 2 janvier 1843, nous avions assisté à Dresde à la création du Vaisseau fantôme de Wagner. Dans notre compte-rendu nous avions écrit que le compositeur cherchait à présenter à Paris l’opéra Tannhäuser qu’il était en train de composer.(1) Un de nos lecteurs, Alain Dupont, nous avait alors suggéré d’en parler à la princesse de Metternich qui a beaucoup d’influence sur l’Empereur, un autre lecteur, Gérard Henry, pensant utile, lui, de se mettre en rapport avec le Jockey Club. Nous ne savons quel a été le poids de ces interventions, toujours est-il que le projet s’est spectaculairement – et bruyamment – réalisé.
Nous n’avons pas assisté à la première représentation du 13 mars – qui a été houleuse et suscité la colère de Baudelaire contre les manifestants – mais à la seconde du 18 mars.
Nous y avons croisé le compositeur Berlioz et l’écrivain Théophile Gautier. Nous étions proches de la loge de l’avocat parisien de Wagner, Emile Ollivier, dont l’épouse, Blandine, est la fille cadette du compositeur Franz Liszt.
Décor du 2e acte
Le début de la représentation s’est déroulé normalement. Mais dès la bacchanale du Venusberg, les premières huées se firent entendre. Les membres du Jockey Club ne toléraient pas d’être privés de leur traditionnel ballet au milieu de l’opéra. La chorégraphie, ici, était due au marseillais Marius Petipa (lequel, soit dit entre parenthèses, s’apprête à être engagé au Ballet de Saint Pétersbourg).
Dès le premier changement de tableau, les rires et injures redoublèrent. Des spectateurs commencèrent à utiliser des sifflets et des cornes. Certains avaient beau réclamer le silence, rien n’y faisait. Au contraire. Vers l’avant scène, quelqu’un se mit à faire sonner une cloche. C’était une vraie foire ! On en vint aux mains. Le peintre Czermak empoigna un membre du Jockey Club. Des coups furent échangés. Le comte Walewski, fils illégitime de Napoléon Ier, en profitait pour laisser éclater sa haine héréditaire contre les Autrichiens, en apostrophant la princesse Metternich. Celle-ci disparut au fond de sa loge. Nous l’avons vu sortir avec un éventail brisé. Avait-elle été agressée ? Quelqu’un l’interpella : « Vous vous êtes vengée de Solferino ! » (Solférino : Victoire des Français sur les Autrichiens. Nous donnons cette précision pour d’éventuels lecteurs dans l’avenir).
Les émeutes à Paris à la suite de la représentation
Jamais nous n’avions vu cela. Quel sacre du printemps ! (Nous disons cela parce qu’on était à trois jours de l’arrivée de la saison nouvelle, et que cette saison est normalement porteuse d’apaisement).
Les chanteurs et musiciens essayaient de continuer. Le ténor Albert Neumann, seul allemand de la distribution, engagé à prix d’or, lança son chapeau de pèlerin dans la salle. Les deux interprètes féminines n’étaient pas rassurées : Fortunata Tedesco dans le rôle de Vénus, Marie Sasse celui d’Elisabeth.
Impossible, au milieu d’un tel brouhaha de porter un jugement sur ce que nous avons entendu !
Dans l’immédiat, le bruit de cet événement va rapidement être couvert par un autre qui aura lieu deux semaines après cette représentation, le 2 avril (1861) : le transfert des cendres de Napoléon Ier. aux Invalides. Vous pensez qu’un tel événement fera rapidement oublier l’émeute d’un soir à l’Opéra de Paris. Il y a des chances qu’on parle beaucoup de Napoléon 1er. dans les semaines à venir…
(1) Voir Forum Opera du 9 janvier 2021