Toulouse, place du Capitole ; les frémissements d’avant-spectacle sont comme ceux d’un dimanche de début de saison. Avant de pénétrer dans la magnifique architecture de Guillaume Cammas, on se voit, s’interpelle, on retrouve ses connaissances et ses repères. Or, en ce dimanche de mai, ce n’est pas le début attendu d’une saison bien sûr, il s’agit plutôt, on veut le croire, de la fin définitive d’une interminable disette, qui aura privé les affamés de scène lyrique d’une nourriture dont on n’imaginait pas à quel point elle était vitale.
Cette faim enragée de revivre, de reprendre le cours des choses, unissait les quelques centaines d’heureux élus dans la salle (jauge au tiers oblige) et les protagonistes du jour, sur scène et dans la fosse. A peine Christophe Ghristi, le directeur musical, apparaît-il sur scène, visiblement ému de « rouvrir la maison », qu’il est longuement applaudi ; il a de plus la délicatesse de dédier cette matinée à Nicolas Joël, qui avait porté ici même cette production de La forza del destino en 1999, production que les aléas du moment vont priver de mise en scène. L’important est ailleurs : il s’agit de forcer le destin et de proposer, envers jauge et couvre-feu, six représentations en versions longues (matinées) ou courtes (soirées), afin de se jouer une ultime fois de la tyrannie de l’ennemi invisible.
Ce fut une étonnante chose de découvrir une partition portée par un orchestre pour ainsi dire chambriste : des vents quasiment pas doublés, les cordes fortement réduites, tout cela dans un savant travail de réduction mené par le collectif Lacroch’ et notamment Philippe Perrin, son co-fondateur. L’équilibre musical est pourtant maintenu par Paolo Arrivabeni, à l’exception notable toutefois de quelques passages de l’ouverture (il s’agit de la version de 1869), où les deux contrebasses nous ont semblé trop lourdement appuyer les violoncelles, au risque de déséquilibrer l’ensemble. Les pupitres (une clarinette de toute beauté) sont bien mis en avant et donne une impression de dentelle orchestrale, certes totalement inattendue et historiquement improbable, mais du plus bel effet dans l’accompagnement de certaines scènes. Sans parler d’une pâte orchestrale plus légère qui aura permis à quelques voix de s’affirmer sans avoir à puiser dans les retranchements.
Ce fut le cas notamment de la Preziosilla de Raehann Bryce-Davis, une des découvertes de la soirée. Cette mezzo américaine a marqué par son entrain, sa souplesse et son espièglerie. Son « Rataplan » fut l’occasion d’un duo remarqué avec le chœur, dans un exercice rythmique sans fausse route. Pas sûr qu’elle se serait imposée aussi facilement avec un orchestre verdien au grand complet.
L’autre rôle féminin est l’un des plus éminents que Verdi ait conçu ; cette Leonora est portée par Catherine Hunold qui prend le rôle ce jour. Nul ne doute aujourd’hui que la voix de Catherine Hunold soit un diamant. Elle en a la solidité et la force. Nous dirons aussi qu’on aimerait que parfois la pierre fût davantage polie, ou moins à vif. Son aigu jaillit, tranche et s’impose, on le voudrait ça et là moins coupant dans le fortissimo. Mais quelle engagement, quelle solidité, quelle présence ! Son « Pace, pace » nous emporte par la ferveur et la solidité. Prise de rôle convaincante.
Catherine Hunold s’est presque fait voler la vedette par l’Alvaro d’Amadi Lagha. Le franco-tunisien nous offre un magnifique parcours tout au long d’une partition semée d’embûches. Aucune d’elle ne l’effraie, il se joue des difficultés avec aisance. Timbre plaisant, projection impressionnante, tout cela nous va. Nous manque en revanche le cantabile, qui lui fait souvent défaut et même cruellement dans le duo du IV avec Carlo. Il a toutefois séduit le public par son incroyable engagement, qui lui font mordre dans la partition, oubliant parfois d’enlever son masque pour chanter ou devant extraire un chat de la gorge ! Qu’importe ! Voilà un jeune homme avec d’incontestables moyens qu’on aimera revoir une fois les quelques aspérités gommées. On aurait presque pu lui préférer le Carlo de l’excellent Gezim Myshketa, au baryton chantant et soyeux. Ou le Melitone de Sergio Vitale, Falstaff avant l’heure et encore Roberto Scandiuzzi qui aura tenu les deux rôles de père : celui de Leonora, le Marquis de Malatrava, ainsi que Padre Guardiano ; basse on ne peut plus chantante et d’une assurance diabolique. Un sans faute aussi de Roberto Covatta en Trabuco.
Un mot sur les chœurs. Les soixante choristes étaient tous présents sur scène, sur des praticables, respectant scrupuleusement les deux mètres de distance ; leur place dans La forza del destino est essentielle ; ils ont été d’une discipline et d’une justesse impeccables et pour tout dire émouvantes. Planté sur un espace strictement délimité, chacun des chanteurs devait s’astreindre à l’immobilité ; mais on les sentait tous avides de mobilité, d’engagement. Certains des choristes ont préféré rester masqués, d’autres non ; certains encore esquissaient de touchants pas de danse sur place, emportés mais réfrénés dans l’élan par les strictes conditions sanitaires imposées.
Il faut le croire, la vie reprend !