Rarement une représentation d’opéra n’aura connu une telle attente dans le petit monde des lyricomanes : une œuvre mythique dans les lieux de sa création, dirigée par un chef qui faisait ses adieux à l’institution, et affichant deux prises de rôle ; celle du plus recherché des ténors de sa génération et celle d’un soprano rare sur les scènes, partenaire du premier depuis plus de 20 ans. Ajoutons enfin un metteur en scène vedette, l’un des plus doués là encore. La pandémie ayant conduit à l’annulation de la quasi totalité des spectacles programmés ces derniers mois, le doute aura plané jusqu’au bout sur la tenue effective de cette série, et sur les possibilités d’y assister : jauge retenue (modifiée jusqu’à quelques jours de la première), conditions de déplacement, et surtout santé des artistes. Dans ces conditions, l’émotion peut prendre facilement le dessus sur l’objectivité (tant mieux au fond, car l’opéra est pour nous affaire d’émotion) mais nous pensons que le pari aura été tenu au-delà des attentes.
Le spectacle de Krzysztof Warlikowski semble débuter un peu platement. L’unique décor figure la Galerie Paul Rosenberg, située autrefois à Paris, au 21 rue La Boétie et dont les collections furent partiellement spoliées par les nazis pendant l’Occupation (les lieux accueillirent de plus l’Institut de Questions Juives). Le rapport avec Tristan und Isolde est plutôt ténu et la référence aura logiquement échappé à tout spectateur non préparé avant la représentation. Ce décor de belles boiseries est complété par un écran qui descend de temps à autre des cintres, figurant des vidéos, comme autant de tableaux vivants exposés. Pendant le prélude, des images de synthèse nous montrent deux goélands volant au-dessus des flots. L’image prend du champ : les oiseaux sont en fait vus à travers le hublot d’un navire. Un traveling arrière nous fait découvrir, dans des tons un peu sépia, un couloir avec de nombreuses portes de cabine, décoré d’un papier peint tristounet. L’écran se relève et nous voyons deux figurants, grimés comme deux mannequins de devanture de magasin de vêtements, et se déplaçant avec des mouvements de marionnettes. On supposera au fil du spectacle qu’il s’agit des deux amants, malgré quelques questions ultérieures de cohérence, le mannequin en blouson bleu étant Tristan et celui en jaune, Isolde. Le jeune marin est un blessé de guerre dont Brangäne, habillée en infirmière, soigne les yeux bandées. Les potions magiques sont dans un joli petit meuble vitré. Tristan porte un uniforme un peu fatigué mais Isolde est au contraire d’un chic très callassien. Pour cette introduction donc, pas de surprises mais plutôt un petit air de déjà-vu, en ce qui concerne la scénographie du moins. Pour Warlikowski, il est important de rappeler visuellement les événements qui précèdent le lever de rideau, un passé fait de souffrances : la guerre entre la Cornouailles et l’Irlande, le sinistre sort du cadavre de Morold, le fiancé d’Isolde, mais aussi la jeunesse de Tristan, orphelin de père et de mère. Tous ces événements sont progressivement racontés par les divers protagonistes tout au long de l’ouvrage, et Warlikowski considère qu’ils structurent les pulsions autodestructrices de Tristan : par le passé, celui-ci s’est mis de lui-même en position d’être tué par Isolde en venant se faire soigner par elle, après avoir tué son fiancé. Il est l’artisan décisif du remariage du roi Marke et s’est proposé comme son exécutant auprès d’Isolde ; au premier acte, il propose son épée à Isolde pour qu’elle puisse se venger, puis accepte ce qu’il pense être un poison ; il se jette de lui-même sur l’épée de Melot à l’acte II ; enfin, il faut que ce soit Kurwenal qui ait l’idée de recourir à Isolde pour venir le guérir… Le personnage d’Isolde est excellement développé. Warlikowski réussit à figurer les deux dimensions de la jeune femme : future reine, mais aussi fille de magicienne et elle-même experte en potions, à cheval sur un nouveau monde et les anciennes traditions païennes. On se rappelle alors quel excellent directeur d’acteur peut être le metteur en scène polonais. Cette impression est confirmée par le duo qui suit, réglé au cordeau, et d’une rare intensité. Vient enfin la scène du philtre. En parfaite fusion avec la musique, le triste papier peint que nous avions évoqué s’anime, ses gris hortensias se parant de couleurs psychédéliques, avant de laisser place à un entrelacs rougeoyant, comme une grille de métal brûlante. Il est dommage que les chœurs soient placés en coulisses, ce qui prive la fin de la scène d’un peu plus de mordant. L’acte II est plus rangé. Warlikowski a choisi de ne pas détourner inutilement le spectateur en multipliant les détails secondaires et se fixe sur l’essentiel : il n’y a pas d’amour possible pour les deux protagonistes. La vidéo, comme prise par une caméra de surveillance, nous présente cette fois Isolde allongée sur le lit d’une chambre d’hôtel et attendant (longuement) l’arrivée de Tristan. Notons que, contrairement aux projections de Bill Viola utilisées par Peter Sellars pour son Tristan parisien, les vidéos sont ici essentiellement statiques et ne détournent pas la concentration sur le visuel. Les deux amants chantent leur duo assis sur deux fauteuils éloignés de plusieurs mètres, dispositif qui figure l’impossibilité à se rejoindre dans laquelle ils se trouvent. Sur l’écran, leur tentative d’union dans le suicide est avortée par l’arrivée du roi sur scène, tandis que les amants sont submergés par une eau noirâtre. Au moment du duel, les deux pantins du prélude arment l’un Melot et l’autre Tristan, tandis que le roi quitte la scène. Le troisième acte se déroule toujours dans même décor, agrémenté cette fois d’une grande table à laquelle sont assis de nouveaux pantins, de plus petites tailles cette fois. Alors que Tristan est lui aussi attablé, Kurwenal semble veiller le pantin bleu du prélude, étendu sur le divan. On comprend que cette tablée représente un orphelinat avec ses tristes petits pensionnaires aux crânes rasés, lieu qui aurait pu accueillir Tristan après la disparition de ses parents. Suivant ses degrés de conscience, Tristan alternera sa place à la table avec celle du pantin sur le divan, personnage qui le représente dans son passé. Tristan explique d’ailleurs énigmatiquement à Kurwenal « Wo ich erwacht, weilt’ ich nicht ; doch, wo ich weilte, das kann ich dir nicht sagen » (« Là où je me réveille, je ne suis pas, mais là où je suis, je ne peux pas te le dire ») comme s’il revenait d’un impossible voyage. Le pantin représentant Isolde rejoint finalement celui représentant Tristan. Pendant le Liebestod, la vidéo figure deux gisants qui laissent progressivement la place aux deux amants dans le lit de l’acte précédent, s’éveillant, réunis et sereins par-delà la mort.
© Wilfried Hösl
Depuis de nombreuses années, Jonas Kaufmann avait annoncé sa prise de rôle en Tristan, s’essayant d’abord au deuxième acte en concert, mais devant renoncer à un troisième acte dans les mêmes conditions pour cause de pandémie. Comme nous l’avions signalé à l’époque, la voix du ténor allemand n’a pas la puissance de celle des Heldentenor auxquels nous sommes habitué dans ce répertoire. Mais, en ce domaine comme dans bien d’autres, ce n’est pas uniquement l’envergure de l’instrument qui compte, mais ce qu’on en fait. Avec une pareille acoustique, une telle direction musicale et une partenaire parfaitement appariée, les éventuelles réserves ne tiennent d’ailleurs plus. D’autant que, pour cette quatrième et avant-dernière soirée, Kaufmann semble être tombé dans la potion magique, soit que l’apprentissage des représentations précédentes lui permette de gérer de manière plus sereine les trois actes, soit que la présence des caméras ait galvanisé l’interprète (le début de l’acte II fait même craindre pour la suite en raison de sa véhémence). Toute la représentation est ici une magistrale démonstration d’intelligence musicale, avec un premier duo à l’acte I absolument remarquable, un duo d’amour hors du temps, et culmine avec un acte III bouleversant, où tout serait à citer. Intelligence de l’expression, timbre idéal, jeu sur les couleurs et sur le souffle, ce Tristan atypique est d’emblée une référence. On retrouve des qualités similaires chez Anja Harteros. Certes la voix n’est pas de celles qu’on entend habituellement dans le rôle : les moyens sont plus proches de ceux d’une Waltraud Meier (avec laquelle Harteros partage un magnifique talent de diseuse) que de ceux, telluriques, d’une Nina Stemme au souffle inépuisable. La voix manque également de la largeur de timbre attendue pour donner son caractère voluptueux au Liebestod. A l’occasion, on pourra également déplorer quelques faussetés d’intonation ou des aigus à la limite des possibilités de la chanteuse. Ceci posé, le soprano allemand ne connait aucun problème de projection et la voix passe sans problème l’orchestre. Surtout, l’interprétation dramatique est en tous points remarquable. Harteros sait montrer tous les aspects du personnage : amoureuse ou hautaine, en proie aux désirs de vengeance comme à ceux de l’abandon, future reine mais aussi terrible magicienne. Rarement une composition d’Isolde n’aura été aussi complète ni aussi parfaitement appariée à celle de Tristan. Face à un duo d’une telle sophistication, le Kurwenal de Wolfgang Koch nous a semblé un brin plèbéien, et le roi Marke de Mika Kares un peu distant (mais peut-être s’agit-il d’un parti pris de cela mise en scène). La Brangäne d’Okka von der Damerau est absolument remarquable : voix puissante et ductile, interprétation subtile. La facilité de son registre aigu peut laisser entrevoir un grand soprano wagnérien en devenir, mais l’annonce de ses débuts prochains en Brünnhilde (Die Walküre) à Stuttgart nous semble un pari un peu prématuré. Sean Michael Plumb est un Melot sonore et bien chantant. Christian Rieger en pilote et Dean Power en berger complètent efficacement la distribution.
Kirill Petrenko dirigea son premier Tristan à l’Opéra de Lyon en juin 2011. Dix ans plus tard, il quitte l’Opéra de Munich pour prendre les rênes de la prestigieuse Philharmonie de Berlin : un itinéraire à la hauteur de son talent exceptionnel. On retrouve ce soir les qualités typiques du chef austro-russe : précision, transparence, tension. Sans doute moins la sensualité pourtant inscrite dans cette partition. A la tête d’une formation qui n’est pourtant pas la meilleure du monde, mais qui ce soir est proprement en état de grâce, Petrenko obtient des miracles, en véritable alchimiste, s’appliquant au détail (contrastes, couleurs, instruments mis en avant) sans jamais perdre de vue l’arc dramatique, de sorte que la représentation nous aura semblé étonnament courte. Il faut également saluer l’attention du chef aux chanteurs avec lesquels ses instrumentistes dialoguent tout au long de la soirée.
Le miracle de cette soirée tient principalement à ce travail d’équipe et à une complicité entre les différents acteurs qui prime sur une simple juxtaposition d’individualités, aussi exceptionnelles soient elles.