Envers et contre tout, la nouvelle édition du Festival Rossini de Bad Wildbad a vu le jour. Elle commence pour nous par ce récital de la cantatrice Diana Haller. L’intitulé du concert, Femmes fortes, est-il pertinent ? Les héroïnes des trois cantates regroupées pour composer ce programme sont bouleversées par une crise qui en détruira deux. Oublions donc cet artifice de présentation pour comprendre ce qui fait l’intérêt de cette réunion, car comme toujours à Bad Wildbad, le choix des œuvres est en lien avec une intention pédagogique. A l’invitation de Reto Müller, Président de la Société Rossini d’Allemagne, Marco Beghelli l’expose dans un texte limpide. Ces trois compositions, dont la plus ancienne date de 1793 et la plus récente très probablement de 1851, relèvent d’un même genre musical, celui de « la gran scena », la grande scène. L’expression désigne un ensemble où se succèdent un récitatif, un air, un second récitatif et un autre air, qui a fait dire à Robbins Landon, le grand spécialiste de Haydn, que ce type de composition infuse la cantate italienne dans la forme sonate à la viennoise. Les récitatifs exposent les affres sentimentales et les airs leurs conséquences émotionnelles et dramatiques, dans toute la gamme de la palette et avec toutes les richesses de la technique vocale que maîtrise la cantatrice.
Ces cantates renouvellent donc, au bénéfice de leurs interprètes, l’intérêt des concerts où elles enchaînaient des airs rebattus. Chacune a sa destinataire. Celle de Mayr est à l’intention de Bianca Sacchetti, une orpheline élevée à l’Ospedale dei Mendicanti de Venise. Celle de Haydn est expressément adressée à la Signora Banti, qui la créa à Londres sous la direction du compositeur. Quant à Olympe Pélissier on peut douter qu’elle ait jamais chanté Giovanna d’Arco mais elle était bien pour Rossini celle qui l’avait sauvé, comme Jeanne avait sauvé la France. Dans quel ordre les présenter ? Dans un festival dédié à Rossini, sa cantate devrait couronner la soirée. Or elle est placée en ouverture. Pourquoi ? Parce que les deux autres cantates sont écrites pour mezzosoprano – celle de Mayr – et pour soprano dramatique, celle de Haydn. Pour l’interprète unique qui relève la gageure cette succession est la plus favorable à sa vocalité.
Diana Haller, dont le Tancredi de 2019 nous avait impressionné et ému, relève le défi. Elle est d’abord la vierge guerrière que Mariette Alboni incarna dans le salon de Rossini en 1859. Il ne lui faut guère de temps pour subjuguer, tant l’homogénéité de la voix, le naturel des graves et l’immersion dans le personnage répondent aux attentes. On connaît déjà l’orchestration conçue par Marco Taralli grâce au disque Naxos paru il y a quelques années. Elle n’a aucun secret pour Antonino Fogliani, qui dirigeait cet enregistrement, et les musiciens de l’Orchestre Philharmonique de Cracovie, désormais partenaires depuis trois ans du festival de Bad Wildbad, l’ont assimilée. Diana Haller fait siennes la méditation de Jeanne, son évocation empreinte de douceur des lieux de son enfance, et par suite de sa mère, sujet du premier air et motif d’épanchements ornés ; mais dans le silence nocturne la pensée de la mort au combat s’impose, suscitant une détermination qui s’exprime dans une surenchère d’ornementations.
La voici préparée à aborder le rôle d’Ero, la prêtresse d’Aphrodite qui vient de rallumer le flambeau destiné à servir de repère à Leandro, l’amant qui traverse chaque nuit à la nage le détroit de l’Hellespont pour la retrouver. Comme elle est impatiente, comme elle désire sa présence et son étreinte ! Mais un orage éclate, le flambeau s’éteint, Leandro s’épuise et meurt noyé. Désespérée, Ero se jette dans la mer du haut de la tour. Redécouverte il y a deux ans par Paolo Fabbri dans le fonds d’archives de Giovanni Simone Mayr de Bergame et restituée par Maria Chiara Bertieri, voici donc la première mondiale d’une exécution moderne de cette cantate. Giuseppe Foppa, qui sera plus tard librettiste de Rossini, prête au personnage une sensualité brûlante qui rend plausible la décision d’en finir et le passage à l’acte. L’orchestration, légère comme dans les premières symphonies de Haydn et de Mozart, se prive de flûte et de clarinette mais s’orne d’une harpe pour accompagner le premier air, évocation des plaisirs passés. Le deuxième est haché, reflet des émotions successives et excessives, prétexte à une démonstration du type « air de bravoure ». Celle de Diana Haller s’affirme à nouveau.
Donnée après l’entracte, la dernière cantate, celle de Haydn, sera-t-elle la pierre d’achoppement ? Sa destinataire était un soprano dramatique, ce qui requiert une extension claire dans l’aigu. Sur un texte de Metastasio, extrait de sa tragédie Antigono la princesse Bérénice expose son dilemme : céder à l’amour qu’elle ressent pour Demetrio ou faire son devoir en épousant Antigono comme prévu ? Demetrio, dont Antigono est le père, songe au suicide pour ne pas gêner les projets de son géniteur. Alors, se dit Bérénice, si la mort était la solution ? Haydn, qui a 63 ans au moment de la composition, fait de l’orchestre le moteur de l’action : il n’accompagne pas la voix, il la guide. Beethoven se souviendra de cette cantate lorsqu’il écrira l’air de concert « Ah l Perfido ». Entre langueurs et véhémence, le drame s’inscrit dans la voix de Diane Haller avec l’évidence, la conviction et l’éclat qui emportent l’adhésion.
En complément de ce programme, la symphonie n° 104 que Haydn composa à Londres au même moment que cette cantate. Antonino Fogliani semble oublier, tant sa direction est tout ensemble énergique et légère, les séquelles de la chute qui l’obligent à porter un plâtre avant une intervention chirurgicale. Il modèle l’andante pour en faire sourdre la douceur, comme un sourire rétrospectif, tandis qu’il fait du mouvement final, après l’intermède dansé d’une grâce élégante, un lancer de balles qui a l’effervescence joyeuse d’une jonglerie virtuose. L’assistance, qui a bravé le froid et l’humidité de la grange convertie en salle de concert, se déchaîne alors, et on s’y associe, car les conditions que nous souffrions, les artistes les avaient supportées, pour notre plaisir. Des femmes fortes ? Bien plutôt, pour faire si bien leur métier dans d’aussi rudes conditions, des âmes fortes ! Grâces leur soient rendues !