Pour terminer la saison, le Festspielhaus de Baden-Baden propose traditionnellement un gala à la fin du mois de juillet. Cette année, c’était avec enthousiasme et plaisir que l’équipe du prestigieux théâtre badois organisait une résidence du Mariinsky avec à sa tête Valery Gergiev, pilier de la maison, pour une semaine de réjouissances culminant avec une Tosca très attendue. Las, les restrictions sanitaires ont empêché les artistes russes de quitter le pays et ce sont d’autres habitués qui ont accepté de sauver, en dernier ressort, les festivités usuelles. Christian Gerhaher et Sonya Yoncheva sont ainsi programmés pour deux récitals dans un Festspielhaus où, nouvelle encourageante, la jauge passe de 500 à 1000 personnes (rappelons que la salle peut contenir 2500 spectateurs).
C’est donc avec un programme qu’elle donne tout l’été dans plusieurs villes d’Europe que la diva bulgare « dépanne » le Festspielhaus, à ceci près que, contrairement à ses usages, elle est accompagnée de son époux à la ville, le chef d’orchestre helvéto-vénézuélien Domingo Hindoyan. En principe, le couple travaille séparément, sauf pour les grandes occasions ou les fêtes de Noël. Le gala de Baden-Baden s’inscrit donc dans cette catégorie… Par le passé, déjà, Sonya Yoncheva avait participé au gala de clôture, accompagnée d’une brochette de stars, comme pour les Nozze di Figaro, par exemple. C’était avant les contraintes sanitaires actuelles. Le directeur général de l’établissement, Benedikt Stampa, précise également au public, avec images à l’appui projetées en fond de scène, que pour la première fois, une retransmission en direct du récital est offerte dans les jardins du Kurhaus de la ville (où se promenaient naguère Dostoïevski, Pauline Viardot, Hector Berlioz et tant d’autres) pour 400 privilégiés, dans le cadre d’un partenariat avec sponsor, événement qui se répétera annuellement. On nous annonce également que Sonya Yoncheva apporte quelques changements à son programme : exit le « Ritorna vincitor » d’Aida, remplacé par « Adieu notre petite table » de Manon.
© Andrea Kremper
Pour le reste, la belle star bulgare, vêtue d’une robe couleur émeraude intense au drapé affriolant, nous gratifie de quelques-uns des airs phares qui figurent à son répertoire actuel : un « Tacea la notte » du Trouvère, ample, noble et habité, le magnifique et délicat « Chant à la lune » de Rusalka sans affèterie mais intense et poétique ainsi qu’un extrait de Iolanta, magnifique mais bien court, durant la première partie. Il s’agit sans doute d’une mise en bouche destinée à nous allécher, car Sonya Yoncheva reviendra au Festspielhaus pour une version de concert de Iolanta, sublime et bien trop rare opéra de Tchaïkovski, dans lequel on pourra la comparer avec la divine Netrebko. Les places pour le festival de Pâques 2022 sont déjà en vente.
Après la pause, ceinte d’une nouvelle robe en lamé rose pâle et d’une ample collerette vaporeuse, cheveux dénoués, la diva enchante le public avec l’« Ave Maria » de la Cavalleria Rusticana avant de nous émouvoir, avec toute la science de son savoir-faire, en Mimi puis Cio-Cio-San. Comment ne pas fondre… Pour se faire une idée, on peut l’écouter dans l’émission Fauteuils d’orchestre, en replay, dans le même répertoire. Curieusement, sa prononciation, jusque-là, n’est pas aussi éclatante que de coutume et les airs, qui paraissent particulièrement brefs pour des oreilles si longtemps frustrées de présences réelles, laissent l’auditeur avide sur sa faim. Une petite heure et une vingtaine de minutes, voilà qui est déjà terminé. Certes, le Würth Philharmoniker a vaillamment soutenu la projection impressionnante et autoritaire de la soprano, avec un Domingo Hindoyan très en forme, sourire ravageur et aisance conquérante inébranlable, mais on en redemande. Cela tombe bien, car c’est avec « L’amour est un oiseau rebelle » que Sonya Yoncheva entame ses rappels. Son époux et elle-même viennent de recevoir le rituel bouquet dont la vamp extrait une fleur. C’est là que commence un numéro de charme à l’attention du chef qui électrise la salle tout entière. Non seulement la diction est extraordinaire de précision, mais la soprano bulgare, qui parle très bien français par ailleurs, réussit à accentuer telle ou telle voyelle avec une originalité et une pertinence rappelant le travail de Maria Callas sur les mots. On retient son souffle, alors que la femme fatale caresse de sa rose les bras et le torse de son amoureux, dans une opération séduction d’un érotisme torride. On se sent de trop, avec une vague inquiétude sur la suite des événements : l’orchestre sera-t-il mené à bon port jusqu’à la fin de l’air ? Pas de panique, les deux galants connaissent leur affaire (on peut s’en faire une petite idée avec le même air donné en gala ici-même en 2017, toujours disponible sur la chaîne youtube de la chanteuse) et la Habanera s’achève avec la fleur jetée à la figure du chef par une diva déchaînée. Le public s’en délecte visiblement. Un dernier rappel est offert, qui est la reprise d’« Adieu notre petite table » pour la seconde fois de la soirée, alors que l’air ne figurait initialement pas au programme… Cet adieu en est également un pour le public qui s’en va, sans les traditionnelles roses offertes aux dames (crise oblige), mais avec une belle promesse faite par Benedikt Stampa, pour qui le maître-mot de cette fin de saison est le « respect » : respect des artistes, qu’il faut faire travailler, dans le respect de tous, le directeur général estimant le théâtre sûr pour ses visiteurs (au vu de la stricte observance des règles auxquelles tout le monde est soumis, on lui fait confiance). Le programme de la saison à venir est enfin en ligne et on s’en réjouit, car un bon nombre de spectacles annulés sont reprogrammés, à une cadence soutenue, en versions de concert pour les opéras, hélas, pour le moment, ce qui est déjà pas mal. Le temps des roses refleurira, se dit-on, et on se lance dans la pause estivale avec espoir et une nouvelle peu surprenante : le complexe thermal de Baden-Baden vient d’être classé à l’Unesco…