« Non monsieur, je n’ai pas vingt ans », murmurait jadis Juliette Greco. Lise Davidsen a beau en être encore au début de sa trentaine, elle pourrait crânement reprendre à son compte l’apostrophe de l’icône germanopratine, tant elle frappe, à toutes ses apparitions, par sa maturité. Ce n’est certainement pas la voix qui ferait « vieillie » : aussi vaste que souple, elle lui autorise toutes les nuances sans jamais perdre en vigueur ni en fraîcheur. Mais Lise Davidsen ne se contente pas de gérer l’incroyable puissance de son instrument, ou d’exalter les éclats adamantins de son timbre ; une forme de gravité l’accompagne, qui apporte profondeur à tout ce qui, avec de tels moyens, pourrait sonner démonstratif ou pétaradant. Et à chaque fois le spectateur se laisse prendre, qui vient écouter un jeune prodige du chant et se retrouve face à un art minutieusement contrôlé, étranger à tout effet de manche, à son aise dans les œuvres les plus nostalgiques et les moins démonstratives. Rarement donnés en cycle, les quatre Lieder opus 27 de Richard Strauss sont ici pris comme des grands frères des Vier letzte Lieder : Davidsen, on s’en doute, est de celles qui transpercent « Cäcilie » comme l’épée transperce les obstacles, et « Morgen » ne demande rien d’autre que son souffle et que ses piani. Mais elle sait aussi trouver la juste pulsation qui fait passer « Heimliche Aufforderung » de la chanson à boire à l’hymne au désir et peut s’aventurer sans s’égarer dans les méandres de « Ruhe, meine Seele », qu’elle réussit à chanter comme un long récitatif alors qu’à ses côtés, Klaus Mäkelä attise ses musiciens et libère des torrents de décibels.
Il faut dire que l’Orchestre de Paris avait été bien échauffé par la création française de Spira donnée en ouverture de programme. Œuvre de la coréenne Unsuk Chin, ce Concerto pour orchestre, écrit autour de motifs initiaux connaissant différents développements avant de revenir à un statut proche de la forme de départ, déploie un arsenal instrumental considérable, particulièrement du côté des percussions et des bois. Cet effectif donne à Spira toute son identité : l’œuvre imprime dans la mémoire le souvenir diffus d’un éclat de lumières en perpétuel réglage, jetant leurs rayons tantôt diaphanes tantôt iridescents sur toute la gamme du spectre sonore. Ligeti, professeur d’Unsuk Chin, est forcément passé par là, mais on peut aussi y voir l’influence d’un Dutilleux, qui partageait cet amour d’une matière orchestrale à la fois dense et claire.
L’exaltation des qualités de l’Orchestre de Paris était encore à l’ordre du jour après l’entracte. Succédant à Daniel Harding au poste de directeur musical, Klaus Mäkelä montre, lui aussi, de belles affinités avec Mahler, mais pas de la même manière. Chez Harding, la précision instrumentale et la rigueur rythmique sont les moteurs faisant inexorablement cheminer l’œuvre vers son implacable destinée. Avec Mäkelä, le « Langsam, schleppend » (« lent, traînant ») qui ouvre la Symphonie « Titan » est une exploration, parfois une déambulation, avec ses pauses, ses trouvailles, ses redites. Le chef se plaît à souligner des sonorités volontiers rustiques ou rocailleuses, comme s’il voulait son Mahler aussi peu métaphysique que possible, les deux pieds bien plantés dans la terre de Bohême. L’usage généreux du rubato demande aux musiciens une concentration de chaque instant qui ne peut éviter de menus problèmes de mise en place, et conduit, dans le « Trio » du deuxième mouvement, à quelques baisses de tension. Mais il permet, dans les deux derniers mouvements, de formidables accélérations faisant du final une marche au triomphe absolument jubilatoire et justement acclamée : Klaus Mäkelä n’a pas beaucoup plus de vingt ans, lui non plus, mais là aussi, quelle maturité !