A l’affiche du Händel-Festspiele Göttingen dès son lancement en 1920, Rodelinda figurait à nouveau au programme du centenaire de la manifestation. Si la pandémie a entraîné son annulation, l’ouvrage a été retenu pour l’édition 2021 et vient d’être donné au Deutsches Theater de la ville. Confiée à Laurence Cummings (direction musicale) et Dorian Dreher (mise en scène), cette nouvelle production présente la mouture originale de Rodelinda, créée le 13 février 1725, à ceci près qu’elle y intègre les principales modifications apportées par Haendel au troisième acte lors de la reprise de décembre 1725 : « Ahi perché, giusto ciel » remplace le lamento de Rodelinda dans la scène du donjon, « Se’l mio duol non è si forte » ; le fameux « Vivi, tiranno » de Bertarido se substitue à l’air « Fiera belva » et le finale accueille le bref, mais jubilatoire duo des souverains « D’ogni crudel martir ».
Sur le plan musical, la Rodelinda donnée aujourd’hui à Göttingen n’a évidemment plus grand-chose à voir avec celle qui fut jouée il y a un siècle, à l’initiative de l’historien de l’art Oskar Hagen, lors de ce qui fut aussi la première exécution moderne de l’opéra. Exit l’allemand et les clés de Fa pour les rôles de castrats, la révolution baroque est passée par là et les pratiques historiquement informées se sont imposées. Placés, comme la veille dans Ariodante, sous la conduite féline et imparable de Laurence Cummings, le FestspieleOrchester Göttingen signe, derechef, une prestation exemplaire et que nous pouvons cette fois goûter dans ses moindres détails. Sur le plan dramaturgique, en revanche, les choses commencent bien puis se compliquent, irrémédiablement…
Thomas Cooley (Grimoaldo) © Alciro Theodoro da Silva
Dorian Dreher choisit de meubler le plateau durant l’ouverture en nous montrant une passation de pouvoir assez brutale entre la veuve de Bertarido et Grimoaldo. Il n’y a pas de quoi pousser des cris d’orfraie, car cette extrapolation a le mérite de présenter les enjeux du drame avant que la musique ne nous jette in medias res avec la plainte de Rodelinda. Les premiers tableaux (décors et costumes de Hsuan Huang) affichent ensuite un classicisme, voire une sobriété de bon aloi, efficace et juste. Et l’action, impeccablement rythmée par Haym et Händel, de filer droit, sans connaître la moindre baisse de régime, fosse et plateau cheminant de conserve. Mais chassez le Regietheater … et il revient au galop. Sous la forme de Grimoaldo, épiant à travers une longue vue la déchirante étreinte de Rodelinda et Bertarido, « Io t’abbraccio », avant de les manipuler à distance et de leur bander les yeux. Cette œillade appuyée au vaudeville en plein climax tragique marque le point de basculement vers une relecture paradoxale. Dreher nous plonge dans l’univers mental de Grimoaldo, une lumière bleutée (Markus Piccio) suggérant, à plusieurs reprises, que ce que nous voyons n’existerait que dans sa tête. Quasi omniprésent et omnipotent, mais tapi dans l’ombre, il tire les ficelles, riant silencieusement ou moquant ses victimes. Ultime rebondissement et pied de nez au livret, le geste magnanime autant que miraculeux de Bertarido qui ressuscite Garibaldo juste après l’avoir trucidé. Notons que contrairement à Claus Guth (2017) ou Jean Bellorini (2018), si Dorian Dreher confie aussi la partie muette de Flavio, le fils de Rodelinda et Bertarido, à un jeune figurant (en alternance Finne Geiges et Kalle Gellert), l’histoire n’est pas narrée de son point de vue.
Anna Dennis (Rodelinda) © Alciro Theodoro da Silva
Selon Burney, le succès de Rodelinda auprès des spectatrices londoniennes tenait en partie aux atours de la Cuzzoni en Rodelinda : « A son apparition dans cet opéra dans une robe de soie brune, brodée d’argent dont la vulgarité et l’inconvenance scandalisèrent fort les vieilles dames, les jeunes en adoptèrent la mode de manière si universelle que l’on aurait dit l’uniforme national de la jeunesse et de la beauté. » Dépouillée sans ménagement de la pourpre royale par ses adversaires durant l’ouverture, Rodelinda dévoile ensuite l’opulente étoffe du soprano d’Anna Dennis, sa ligne de chant soignée et un port de reine dont elle ne se départira jamais vraiment (« Ho perduto il caro sposo »). La chanteuse nous régale, de bout en bout : projection, intonation, longueur de souffle, agilité perlée, finesse des nuances (« Ombre, piante, urne funeste »), le premier bel canto se trouve admirablement servi. Cependant, l’interprète demeure sur son quant-à-soi, à moins que ce ne soit du self-control, quand nous attendons une autre variété dans l’expression, une caractérisation plus poussée des affects, qu’il s’agisse de défier ses ennemis (« Morrai, sì, l’empia tua testa ») ou, au contraire, de baisser les armes pour mieux s’épancher (« Ahi perché, giusto ciel »). Certes, Rodelinda incarne d’abord une force de caractère supérieure, mais sa musique couvre également « une énorme gamme d’humeurs », observe Winton Dean, « de la désolation à la fureur, de la tendresse à l’exaltation, exprimées avec une conviction passionnée qui est toujours mémorable et souvent irrésistible. » Un surcroît de passion, d’engagement – cela tient parfois à peu de choses – et la Rodelinda d’Anna Dennis pourrait, elle aussi, devenir mémorable. En même temps, le public saura-t-il jamais ce qui, dans la performance d’un artiste, procède de la direction d’acteurs ou de sa personnalité ? La marge de manœuvre des chanteurs peut varier considérablement d’un spectacle à l’autre, comme, du reste, leur imagination.
Owen Willetts (Unulfo), Christopher Lowrey (Bertarido) et Anna Dennis (Rodelinda) © Alciro Theodoro da Silva
Bertarido a peut-être davantage inspiré Dorian Dreher que Rodelinda, à moins que ce dernier n’ait été stimulé par le tempérament de Christopher Lowrey… Le contre-ténor américain signe une composition nettement plus riche que celle d’Anna Dennis, très physique et intensément lyrique, tantôt viscérale (« Confusa si miri »), tantôt subtile (« Con rauco mormorio », « Scacciata del suo nido »). Si la voix, au métal personnel et bien trempé, est large, Christopher Lowrey l’allège volontiers et distille d’étonnants piani dans l’aigu quand d’autres feraient, à la première occasion, étalage de leur puissance. L’urgence, l’extraordinaire vivacité qu’il imprime aux accompagnati (« Pompe vane… », « Ma non so che dal remoto balcon ») contribue également à donner un relief exceptionnel à un rôle dont ses pairs soulignent surtout la mélancolie. En outre, toutes les émotions qui assaillent Bertarido se lisent sur le visage du chanteur, quand elles ne se traduisent pas aussi dans le reste du corps, parfois pris de convulsions. D’aucuns jugeront qu’il lui arrive d’en faire trop ; à notre estime, mieux vaut trop que pas assez, pour peu, bien sûr, que les intentions soient justes. Comme le relève Ulrich Etscheit dans le programme de salle, l’ajout de « Vivi tiranno » lors de la reprise de l’opéra en décembre 1725 s’apparente à un coup de génie du Saxon, car le pardon accordé à Grimoaldo, à peine évoqué dans un récitatif au sein de la version originelle, revêt une tout autre portée avec cette flamboyante aria di bravura. Elle assoit pleinement l’autorité du monarque et le dote d’une stature héroïque. Quant à Christopher Lowrey, il peut enfin se lâcher et ses prouesses dans la voltige nous grisent. Ses partenaires sont les premiers à l’applaudir, immédiatement suivis par une longue ovation du public.
Thomas Cooley (Grimoaldo) © Alciro Theodoro da Silva
Usurpateur vacillant, rongé par le doute autant que par la jalousie, Grimoaldo n’est pas totalement dépourvu de grandeur ni de noblesse. Nous l’avons signalé, le parti pris dramaturgique de cette production le met en avant et lui confère un ascendant sur le cours des événements qui, bien qu’illusoire et provisoire, lui permet d’occuper le plateau. C’est dire si Thomas Cooley aurait pu tirer son épingle du jeu, sinon tenir la dragée haute au prime uomo comme à la prima donna. L’acteur y parvient, haut la main, le musicien rivalise d’intelligence et d’habileté (« Pastorello d’un povero armento »), mais le ténor a une fâcheuse tendance à sous-chanter, et ce dès son premier numéro (« Io già t’amai, ritrosa »). Si la vulnérabilité de son personnage peut s’en accommoder, sa fébrilité, par contre, s’en trouve escamotée. De fait, le manque de franchise de l’émission prive plusieurs numéros de leur juste énergie et finit par mettre en péril l’aigu (« Prigioniera ho l’alma in pena »). Le chanteur se ressaisit pour son grand air de fureur (« Tuo drudo è mio rivale »), abordé avec une autre vigueur, mais il renonce déjà pour le suivant (« Tra sospetti, affetti et timori »).
Julien van Mellaerts (Garibaldo) et Owen Willetts (Unulfo) © Alciro Theodoro da Silva
Antony Hicks porte un jugement sans doute un peu sévère lorsqu’il affirme que les airs d’Unulfo sont tous d’une nature décorative, mais il faut admettre que le rôle n’est guère gratifiant et ne laisse pas de souvenir impérissable. Silhouette menue et adolescente, mais alto robuste et au grain corsé régulièrement applaudi outre-Rhin, Owen Willetts lui apporte une réelle présence scénique, doublée d’une présence vocale tout aussi appréciable. Cet Unulfo dégourdi et sonore fait d’autant plus la différence que Dorian Dreher prend au sérieux l’amitié qui l’unit à Bertarido et la traite comme un ressort à part entière de Rodelinda. Sa confrontation avec Garibaldo prend, elle aussi, une autre tournure et retient l’attention. Un rien caricatural avec ses rictus qui virent au TOC et ses poses de matamore, Julien van Mellaert (deuxième prix au Concours de Montréal en 2018) remplit néanmoins fort bien son office en crapule cynique et les traits menaçants de « Tirannia gli diede il regno » ont tout l’éclat voulu. La partie d’Eduige ne fait pas mentir sa réputation de second couteau et se révèle particulièrement ingrate pour le mezzo de Franziska Gottwald qui en offre une lecture générique, mais honnête. Coincé par une tessiture trop grave, son chant manque de mordant et d’impact, l’instrument s’illuminant brièvement au gré des rares incursions dans l’aigu qu’autorise l’ornementation (« De’ mie scherni per far vendette »).