Simon Rattle revient avec son Hippolyte et Aricie qu’il avait déjà eu l’occasion de présenter en 2018 au Staatsoper de Berlin, avec le même orchestre et peu ou prou le même plateau vocal. Assurément, la formule fonctionne avec efficacité mais le concert de ce soir n’a toutefois pas été d’une égale et constante intensité.
Cela tient d’abord aux choix opérés par Simon Rattle quant à la version de l’œuvre qui nous est donnée à entendre. Le chef a globalement penché pour la troisième version, celle de 1757, qui a toutefois malheureusement indéniablement moins d’ampleur tragique que la toute première de 1733. Le prologue est supprimé ; le premier quart d’heure de l’acte 1 est expéditif – la révélation de l’amour d’Hippolyte, banalement directe et immédiate tient de la praecox ejaculatio…sans intensité dramatique aucune. Certes, l’orchestre s’en voit ravi car il sort renforcé de ce remaniement et c’est peut-être pourquoi Rattle – comme nombre de ses homologues – privilégie cette version. On peut toutefois se réjouir de l’insertion de « Cruelle mère des amours » chanté par Phèdre à l’acte III. Passé ces réserves, le chef défend très bien sa version de l’œuvre, même s’il est vrai que le ressort principal est l’alternance piano / forte, qui, pour un opéra de cette durée, peut avoir tendance à lasser. Mais la parfaite maîtrise des nuances lors de l’acte II excuse tout : la cruauté des enfers est parfaitement rendue et les tempi comme l’énergie insufflés lors de l’air final des Parques sont le pinacle de la soirée, comme espéré. En revanche, on s’interroge sur la pertinence du changement de tessiture de la Furie, taille transmutée en basse-taille, ce qui atténue l’impression d’étrangeté que doit normalement dégager le rôle. Curieux arbitrage !
Le Freiburger Barockorchester expose, sous la baguette de Rattle, s’il en était besoin, sa totale maîtrise du genre et de l’œuvre. L’orchestre est d’une extraordinaire agilité et sait montrer les muscles si nécessaire, tout en explosion à l’acte II ou encore à l’arrivée de Diane. Le chœur de Berlin fait preuve d’une belle maîtrise de l’œuvre et présente une excellente diction.
Ensuite, le plateau vocal n’est pas de qualité homogène. Disons-le toutefois d’emblée : la star de la soirée n’est autre que l’excellentissime Reinoud Van Mechelen. Si son Hippolyte a tout le poids du héros tragique mais aussi l’innocence du jeune premier, c’est surtout la voix qui force l’admiration. La pureté de l’émission, la puissance et l’excellente diction lui permettent de camper ce rôle-titre avec brio. L’Aricie d’Anna Prohaska est de qualité mais manque un peu d’énergie et de tourments, même si elle sait surprendre par d’inattendues ornementations ; son rossignol final s’envole, mission accomplie ! Au demeurant, chaque duo entre Prohaska et van Mechelen atteint parfaitement sa cible. La Phèdre de Magdalena Kožená a tous les atours de la grande tragédienne ; le récitatif de la révélation de son horrible amour est théâtralement poignant et la dynamique instaurée avec Van Mechelen convaincante. Gyula Orendt campe un Thésée très énergique – pas forcément royal, néanmoins. L’acte II le trouve tout de même aussi tourmenté qu’il faut.
La Diane de Ema Nikolovska a toute l’assurance et l’aisance d’une déesse, ainsi que la surface vocale. Jérôme Varnier ne convainc pas tout à fait en Pluton : la gestuelle est trop appuyée et ne sied pas exactement à la stature d’un dieu… En revanche, ses graves onctueusement caverneux sont un réel plaisir qui à eux seuls suffisent à nous plonger au septième cercle des enfers. Le Tisiphone de Benjamin Chamandy est intéressant mais l’impression que le rôle est parfois trop grave pour son titulaire domine. Les Oenone et Grande Prêtresse d’Adriane Queiroz et d’Evelin Novak sont convaincantes, tout comme les chasseresse et bergère de Slávka Zámečníková et de Liubov Medvedeva. Une réserve globale toutefois : les impuretés de diction – sans parler des liaisons ou des « e » rajoutés ou absents – se font tout de même entendre assez souvent parmi le plateau vocal, ce qui atténue la qualité générale de la prestation.
Enfin, il faut noter l’excellentissime prestation des trois Parques qui livrent une performance parfaite en tout point. Ce n’est pas anodin car sur elles reposent la charge de nous gratifier de l’air le plus intrigant de l’œuvre ! L’équilibre des voix de Magnus Dietrich, Arttu Kataja et de Frederic Jost est parfait : la profondeur de la basse de Jost apporte un magnifique contraste avec les aigus extrêmement puissants – ce qui est fort notable – de Dietrich qui percent littéralement la nuit profonde ! C’est ainsi l’acte II qui apparaît le plus réussi, du côté vocal comme orchestral, de par la parfaite restitution de l’ambiance glauque de ces effroyables et fascinants enfers.