L’action commence avant que le chef ait gagné son pupitre. Dans la loge de scène côté jardin, vêtue d’une robe monumentale qui déborde des ors de la salle, face à un immense miroir placé en regard, une monarque très âgée, lasse, sans doute atteinte de la maladie de Parkinson, répète les gestes convenus que lui impose sa fonction. Elle ronchonne, file quelques sons puis esquisse une mélodie, rappel de son enfance, « Una volta c’era un Re »… Ainsi l’action prendra les aspects d’un flash back bienvenu, puisque l’opéra s’achève sur le triomphe de Cendrillon, quelques décennies auparavant, revêtue de la même parure.
Alidoro (Dominic Barbieri), Dandini (Ilya Silchukou), Cenerentola (Wallis Giunta) et Don Magnifico (Carlo Lepore) © OONM – Marc Ginot
Aucun décor, à moins que l’on considère comme tel l’écrin de la scène, noir, laqué, et son immense lustre, aux lumières renouvelées et à l’équilibre un moment compromis, tous d’une rare élégance. Un pouf rond, boîte à malices, deux portants, un lit, deux canapés, un tapis, deux cactus, quelques feuilles de nénuphar et deux bouquets de graminées, un flamand rose, des cordes à sauter – inventaire à la Prévert – trois fois rien, suffisent à créer les espaces et les atmosphères qu’appelle le melodramma giocoso. A la faveur d’éclairages subtils, les scènes évoluent, se renouvellent, concentrant l’attention sur les acteurs. Tout roule. Les patins à roulettes, la trottinette, le vélo (doré, car figurant le carrosse) vont participer à la drôlerie de la fable. Bien sûr, les costumes, tous outrés et colorés à souhait, comme les perruques, sont un régal visuel. Seule Cendrillon apparaît naturelle dans cet univers de fantaisie débridée. Finaliste du Ring Award 2020-2021, Alicia Geugelin, qui signe la réalisation scénique avec son équipe, a gagné un formidable pari. D’autant que la direction d’acteurs, millimétrée, d’une invention constante, caractérise à merveille chacun et anime les nombreux ensembles. Goût et justesse sont au rendez-vous.
Cette production est évidemment un travail de solistes, aux physiques et aux voix bien accordées, au très beau chant. Tous éprouvent manifestement le bonheur de chanter et de jouer. Avant d’évoquer chacun d’eux, rappelons que les ensembles dominent, et qu’ils sont aussi périlleux que les airs les plus virtuoses. Le bonheur y est constant, l’intelligibilité de chacun participant à ces ensembles d’une richesse et d’une vie propres à Rossini. Non seulement les finales, mais aussi le quintette du I, le sextuor du II, tout est réussi.
Wallis Giunta s’impose comme une Cenerentola de grande pointure, mezzo au timbre chaud, aux graves solides, au plus large ambitus, assorti d’une riche palette. Elle habite son personnage, de sa fraîcheur juvénile à son apothéose et à son désenchantement monarchique. Comédienne endiablée, elle met ses dons de danseuse, de gymnaste performante, au service de son rôle. La douceur, mais aussi la passion et la bravoure. Le rondo final, où elle rappelle son parcours, est un feu d’artifice éblouissant de jeunesse. Le timbre, séducteur en diable, la fermeté de la ligne, l’aisance des traits virtuoses, tout concourt à la réussite de Wallis Giunta, que l’on espère retrouver bientôt sur nos scènes. Son entente avec Don Ramiro est idéale. Celui-ci est incarné par Alasdair Kent, ténor à la voix claire et pleine, dont les quelques passages en voix de tête forcent l’admiration autant que la virtuosité de son chant. La longueur de souffle, l’articulation, le charme et le panache, c’est admirable. Un vrai rossinien. Vaniteux et paresseux – le plus souvent accompagné de son lit – Don Magnifico est Carlo Lepore, basse bouffe, voix sonore. Dès sa cavatine, le personnage est caractérisé. Conteur exemplaire lors de la narration de son rêve, il a la faconde attendue, et son air du vin est à déguster. Avec ses crocs, sabots jaunes assortis à sa perruque, le personnage est haut en couleurs. La basse Ilya Sichukov incarne Dandini, le valet jouant son maître. Il a la plénitude, le mordant, comme le sens du comique. Alidoro est confié à Dominic Barberi. La ligne de chant de la basse est soutenue, noble. L’autorité discrète du tuteur du prince, sa sagesse – on pense à Sarastro – sont manifestes. Les inséparables sœurs, futiles, vaniteuses et espiègles, sont Serena Saenz (Clorinda), soprano, et Polly Leech (Tisbe), mezzo. Idéalement assorties, voix pleines et bien conduites, leur chant comme leur jeu sont remarquables.
Le chœur de l’Opéra national Montpellier Occitanie, dont on oublie les masques judicieusement assortis aux costumes, se montre exemplaire de chant comme de présence dramatique, collective ou individuelle. L’orchestre national Montpellier Occitanie, aux effectifs parfaitement adaptés à l’ouvrage, sait s’attendrir, jubiler, gronder à souhait. La clarté de la lecture, les couleurs, la précision sont au rendez-vous sous la conduite virtuose de Markus Fryklund, authentique rossinien. Tout est là, non seulement une direction exigeante, efficace qui insuffle la vie de l’ensemble, mais aussi l’accompagnement des récitatifs au piano-forte, dont il use avec brio, précis, incisif, désinvolte et chargé d’humour. L’élan, la générosité, l’autorité comme l’attention permanente à chacun et à tous, en scène comme en fosse, des phrasés et des équilibres admirables n’appellent que des éloges.
Divertissement raffiné, souriant et émouvant, cette Cenerentola ravira le rossinien exigeant comme le plus jeune des spectateurs. Un feu d’artifice, une réussite magistrale, qui révèle ou consacre bien des talents, et dont on souhaite de nombreuses reprises.