La Parisienne, souvent caricaturée, vedette du dessinateur Kiraz, est devenue une icône mondiale, coquette, aguicheuse, rigolote, que la baronne de Gondremarck désespère de pouvoir égaler. Serait-elle en train de disparaître aujourd’hui sous la poussée des féministes ? Bien qu’Offenbach ait toujours soigné ses spectatrices en défendant sur scène une certaine émancipation de la femme, tout cela n’est pas le sujet principal de cette production de La Vie Parisienne, tout en restant implicitement sous-jacent. Car le vrai sujet, c’est pourtant bien le tourisme sexuel dans une capitale dédiée au plaisir, constatation qui coûta à Offenbach les foudres de la censure et lui imposa quelques ajustements.
Mais la surprise de ce soir est constituée par une nouvelle version inédite. La Vie Parisienne serait-elle en train de devenir, à l’instar des Contes d’Hoffmann, le terrain d’expériences et de querelles de musicologues tous plus distingués les uns que les autres ? Cette version en 5 actes, révisée par Sébastien Troester, s’ajoute à toutes les précédentes en 4 actes avec leurs petites variantes. Donc, après les versions – entre autres – de Renaud-Barrault (1958 et années suivantes), de Robert au Châtelet (1980), de Boutté au théâtre de Paris (1985), de Savary un peu partout (à partir de 1990), de Pelly à Lyon (2007) ou de Keck à Bruniquel également en 5 actes (2013)1, voici maintenant la version Troester. Et à supporter certaines longueurs de la soirée, on comprend les divers raccourcissements qu’Offenbach avait apportés à son œuvre. Dès lors, pourquoi revenir à une volonté « d’intégralité » de l’œuvre, qui d’ailleurs n’est même pas établie, au détriment de pages attendues qui disparaissent ?
Qu’en est-il ? On a gagné quelques pages musicales agréables voire savoureuses, dont un trio fort drôle à l’acte III, un étonnant ensemble « bouillabaisse-choucroute » qui confirme s’il en était besoin l’intérêt d’Offenbach pour les accents et les traditions régionales, le rondeau rarement donné de la baronne de Gondremarck « Je suis encor tout éblouie », une orchestration parfois un peu acide, un baron et une baronne danois au lieu de suédois (sauf parfois sur les surtitres anglais), deux citations du Don Giovanni de Mozart (comme dans Les Contes d’Hoffmann), la chanson de la balayeuse, et des airs et ensembles qui se promènent allègrement d’un acte à l’autre au point que, quand on connaît bien les versions précédentes, on essaie plus de remettre les choses en place mentalement que d’apprécier cette nouvelle mouture qui n’est pas pleinement convaincante, dramatiquement parlant, et qui paraît parfois bien longue. Et puis, on attend en vain quelques passages, dont le fameux « Il est gris, tout à fait gris… ».
© Photo Vincent Pontet
En ce qui concerne le spectacle lui-même, deux articles ont déjà rendu compte ici même de cette production (Antoine Brunetto à Rouen et Christophe Rizoud à Tours), disant tout le bien que l’on peut en penser. En cette soirée de « première parisienne », les inconditionnels non mélomanes disséminés dans la salle applaudissent à tout rompre, la salle paraît donc acquise et le succès est donc total, parlons même de triomphe. Pendant l’entracte, on n’entend parler que des costumes de Christian Lacroix, qui sont plutôt réussis. De tout le reste, pas un mot. Et de fait, Christian Lacroix n’a-t-il pas forcé son talent en voulant tout diriger ? J’ai trouvé personnellement le décor sinistre, encombré, mal éclairé, avec cet ascenseur dont on comprend mal l’utilité, d’autant qu’il cache un joli escalier en colimaçon. Dans ce cadre difficile, tout paraît brouillon, et les rôles principaux disparaissent le plus souvent dans la masse, d’autant qu’ils ne sont guère aidés par la direction souvent à l’arraché de Romain Dumas, ôtant toute poésie à la partition. Mais il y a fort à parier que la captation qui va être diffusée sur Arte (2 janvier à 16 h 30) paraîtra beaucoup moins indigeste grâce à des gros plans, des caméras dynamiques et des micros sensibles.
La distribution est plutôt bonne, et du fait de la nouvelle version, dégage deux rôles principaux, remarquablement tenus par Franck Leguérinel (le baron de Gondremark) et Jodie Devos (Gabrielle). On sait la veine comique et le sens de la scène du premier, dont la voix forte et expressive sert une interprétation de premier ordre. La seconde est drôle et pétillante, la voix est claire, et le personnage est rendu tout à fait crédible, d’autant que l’un comme l’autre ont une diction parfaite. Ce qui est loin d’être le cas de tout le monde, car sans les surtitres des dialogues parlés (en anglais !) je mets au défi le commun des mortels non familier avec le livret de comprendre la majeure partie du temps ce qui se dit et se chante2.
© Photo Marie Pétry
Pour le reste, on perd un peu l’esprit d’Offenbach qui avait préféré des acteurs chantant à des chanteurs d’opéra, et donc ici, c’est le chant qui prime sur la comédie, malgré les efforts de chacun. Rodolphe Briand et Marc Mauillon (Gardefeu et Bobinet), pris dans ce tourbillon, peinent à camper de véritables copains noceurs, mais Eric Huchet, dont le sens comique ne peut être pris en défaut, crée de son côté un Frick irrésistible, notamment dans le duo de la gantière. Le personnage de Métella, réduit à sa plus simple expression, est agréablement chanté par Aude Extrémo, mais dans un style trop « grand opéra », et sans qu’il se dégage de son personnage des pointes d’humour et de duplicité que d’autres avaient su y mettre. La Pauline d’Elena Galitskaya est de son côté souvent engorgée, et ne parlons pas du texte parlé. Ingrid Perruche, fort drôle en voix grave dans le rôle de Madame de Quimper-Karadec, devient incompréhensible et insupportable quand elle utilise une voix haut perché. Le personnage est amusant, bien sûr, mais la carricature déséquilibre trop l’ensemble de la représentation. Bref, on en arrive à se dire que si l’œuvre avait été créée dans une petite salle, c’est peut-être qu’il y avait là une bonne raison, et qu’une salle trop grande lui est beaucoup moins adaptée. Même le passage du Palais-Royal à l’Odéon au milieu des années 60 était limite, sans parler du Châtelet en 1980.
© Photo Marie Pétry
Donc, en résumé, tous ceux qui ne connaissent pas La Vie Parisienne doivent absolument aller voir cette production, dont ils garderont le souvenir pour plus tard, pour comparer avec celles à venir…
1. Voir l’incontournable numéro de l’Avant-Scène Opéra n° 206 (2002).
2. Le hasard de ce compte rendu m’a fait découvrir sur Youtube la production de l’Atelier d’opéra de l’Université de Montréal, captée intégralement le jeudi 27 février 2020, simple et sans esbrouffe, joliment chantée et parlée avec fraîcheur et conviction, malgré de petits moyens scéniques et des chanteurs non aguerris. On passe là un excellent moment, et puis, ce n’est pas une découverte, ce n’est plus en France que l’on parle le français le plus intelligible…