Contre vents et marées covidés, l’Opéra national du Rhin sera parvenu à lever le rideau sur Die Vögel pour sa création française, 102 ans après sa naissance à Munich. L’œuvre est une pépite du répertoire post-romantique comme l’a rappelé un récent numéro de l’Avant-Scène Opéra, excommuniée dans les cartons de l’art dégénéré, puis remisée comme tout bonnement dépassée après-guerre, avant que des défricheurs – chez Decca notamment – ne viennent remettre ces pans succulents des débuts du XXe siècle sur nos scènes. Pourtant il s’en est fallu de peu : le jour même, le directeur musical Aziz Shikhakimov et six instrumentistes parmi les vents (ô combien sollicités dans cette œuvre) ont été testé positifs. Branle-bas de combat toute la journée pour trouver au pied levé six remplaçants, cependant que Sora Elisabeth Lee, qui devait diriger la dernière et n’aura pu répéter qu’une fois avec l’orchestre, s’apprête à effectuer des débuts anticipés sur la scène rhénane. Fatalement, les pupitres se cherchent un peu toute la soirée et le plateau est déstabilisé par des tempi différents de ceux des répétitions. D’autant que la cheffe sud-coréenne veut surtout mener tout le monde à bon port et entame l’œuvre en redoublant de précaution. Pas d’accident, à peine quelques scories, de menus décalages donc mais au final une représentation qui tient la route. On a assisté à première moins en place que celle-ci, d’autant qu’une fois les marques prises, Sora Elisabeth Lee déploie une belle dynamique et capitalise sur le travail évident réalisé par le directeur musical lors des répétitions avec l’orchestre, en particulier sur les couleurs.
L’Opéra national du Rhin réunit un plateau de première volée pour la création française. L’œuvre regorge de petites interventions qui donnent vie à toute cette volière. A saluer les interventions percutantes de Young-Min Suk, Zeus sonore et autoritaire ; Antoin Herrera-Lopez Kessel, Aigle inquiétant ; Daniel Dropulja, Corbeau insidieux. Les grives et hirondelles, solistes pour certaines issues du chœur, complètent ce premier bestiaire. Six rôles occupent une place prépondérante dans le récit. Le Roitelet au timbre corsé de Julie Goussot, très à l’aise en scène dans le rôle de secrétaire du roi/manager qui lui est dévolu, se différencie avec élégance des pyrotechnies du Rossignol. Josef Wagner ne fait qu’une bouchée du long monologue de Prométhée qui le place en droite filiation avec celui d’Erda, ou avec les imprécations d’un Jochanaan chez Strauss. Christoph Pohl a fort à faire en Huppe, roi des oiseaux. Il manque par endroit de volume mais compose un personnage truculent, jovial et paresseux, vivant aux dépens des autres (comme tout bon manager, en somme). Les deux héros de l’histoire, Fidèlami et Bonespoir proposent deux vocalités très éloignées, au-delà de la différence de tessiture. Fidèlami, le baryton, s’avère un Papageno qui affronte un orchestre wagnérien. Cody Quattlebaum y excelle et impose un charisme scénique certain (malgré un bras cassé à vélo dans les semaines précédant le spectacle). Bonespoir se situe à un niveau encore supérieur. C’est un Tamino, pour le phrasé et les lignes vocales, qui doit aussi savoir puiser dans l’héroïsme d’un Bacchus. Tuomas Katajala en vient à bout avec les honneurs, de belles nuances parfois chahutées dans les passages fortissimo où le timbre s’entache d’un vibrato serré. Qu’importe, le portrait du jeune idéaliste épris d’ailleurs et de lointain est convaincant. Enfin Marie-Eve Munger remporte le triomphe attendu dans un rôle qui a tout pour séduire : roucoulades, suraigus filés et interminables comme celui qui conclut l’opéra, grand duo avec le ténor. La soprano pépie avec une agilité d’acrobate et s’adapte même au gré des phrases aux tempi changés, qui la surprennent.
© Klara Beck / Opéra national du Rhin
Pour cette création historique, l’ONR a fait appel à un jeune talent, déjà auréolé de succès en France et à l’étranger. Après un remarquable 4.46 psychosis sur cette même scène, Ted Hufmann délaisse et les esthétiques post-romantiques et le conte d’Aristophane pour n’en garder que l’idée initiale. Fidèlami et Bonespoir sont deux humains qui par lassitude et ennui de leur quotidien dans la grande ville des hommes rêvent d’ailleurs, croient le trouver chez les oiseaux et les engagent dans un projet révolutionnaire et utopique : détrôner les dieux. Nous voici donc dans les bureaux d’une entreprise tertiaire, faite des ces cubicles des années 70, et des ces jobs qu’on qualifierait de bullshit aujourd’hui. On s’y ennuie ferme. L’employée qui deviendra le Rossignol, découpe un patron au ciseau, d’autres baillent. Puis survient le grain de folie à la fin de la journée de travail, la révolte, le manager de plateau qui se prend au jeu, la bataille de boulettes de papier, les ramettes qu’on vide. Cette folle nuit au bureau continue au deuxième acte : on a renversé les bureaux et l’ordre établi, les photocopieuses ont déversé leur bourrage de papier partout sur scène. Arrive Prométhée, l’agent de surface venu nettoyer les bureaux de nuit. Il prévient que ça va barder. Zeus, le PDG n’a guère besoin d’élever la voix pour que tous remettent le plateau en l’état. Mais il leur reste le souvenir de la folie et de la respiration de liberté, comme ce que le chant du Rossignol a laissé entrevoir à Bonespoir, le temps d’un conte. L’oiseau découpe un dernier patron ravissant sur ses dernières notes. En somme, Ted Hufmann a mis en scène l’adage « l’opéra c’est fait pour nous sortir du quotidien ». Un beau pied de nez à cette querelle qui nous occupe à longueur de colonne et dans la section commentaires. Celle de cette chronique n’y échappera certainement pas.