C’est Aix-en-Provence qui a eu le privilège de présenter en premier cette ambitieuse production de Carmen, revue et interprétée par Dmitri Tchernakiov, qui ne fait rien comme tout le monde, et c’est tant mieux. L’oeil (et les oreilles de ForumOpera.com y étaient, en la personne de Laurent Bury.
La Monnaie devait présenter à son tour le spectacle en janvier dernier, mais y a finalement renoncé tant les obstacles, liés à la crise sanitaire et aux interdits largement excessifs décidés par les pouvoirs publics belges, étaient nombreux et contraignants.
Deux mois plus tard, c’est au tour de Luxembourg d’accueillir cette production, et le moins qu’on puisse dire est qu’elle a fait forte impression sur un public sans doute peu familier des audaces du metteur en scène.
Le propos de Tcherniakov est de faire du livret de Carmen un outil thérapeutique pour soigner un patient déprimé, auquel il propose d’endosser le rôle de Don José. On assiste donc à l’arrivée du patient et de son épouse dans un hall d’hôtel aménagé comme pour un séminaire d’entreprise ; l’œuvre est sélectionnée en fonction de la pathologie à traiter (ici l’absence de désir et la dépression), et il est proposé au patient d’endosser un des rôles, les autres intervenants étant alors joués par des comparses, des comédiens payés pour cela. L’épouse du patient, dont on comprend vite qu’elle pourrait bien être la cause de la dépression de son malheureux mari, s’adjugera d’autorité, en cours de route, le rôle de Micaëla. Don José, confronté à une Carmen de braise, contraint de se laisser séduire, retrouvera-t-il le désir ? Tel est l’enjeu proposé par Tcherniakov.
Au début de la représentation, un comédien (Pierre Grammont) vient expliquer ce scénario inédit et nous raconter l’histoire, qui sera interrompue à différents moments pour les besoins du traitement. Par des sortes de didascalies déclamées (qui font l’objet du texte de Tcherniakov) le public est invité à suivre la cure, à apprécier les progrès du patient, et est donc d’emblée placé à l’extérieur de l’œuvre de Bizet, par un système de mise en abîme très efficace qui invite à contempler Carmen (la pièce) comme un objet, plutôt que d’entrer dans le narratif que le metteur en scène juge un peu niais et auquel il refuse de croire. Il se débarrasse ainsi à bon compte de l’exotisme de pacotille, du caractère subversif de l’œuvre (si on la replace dans son contexte historique), de son érotisme latent. Plus de torero en habit de lumière, plus de contrebandiers, plus de cigarières à moitié dévêtues ou de soldats en rut. Le rôle de Micaela, incarnation du devoir et de l’amour sage, s’en trouve complètement transformé sans qu’un seul mot soit changé au texte, c’est un véritable tour de force. Carmen, devenue comédienne au service du psychothérapeute, n’agit plus que sur commande. L’ode à la liberté des femmes perd ici tout son sens. A mi-parcours, alors que la cure semble terminée, le patient pris au jeu en redemandera, alors qu’un nouveau patient est déjà en traitement. La scène finale, dont on pense un instant qu’elle pourrait basculer du jeu de rôle vers la vraie vie, n’est elle aussi finalement qu’un artifice : Carmen ne meurt pas sous les coups de couteaux de Don José, c’est lui qui bascule dans la folie, irrémédiablement perdu.
Pierre Grammont (le thérapeute), Anne-Catherine Gillet (Micaëla) et Michael Fabiano (Don José) © Patrick Berger
Tout cela, qui ne manque pas de déconcerter tout de même, fonctionne cependant assez bien et permet en effet un regard neuf sur une œuvre archi connue, débarrassée de tous les poncifs du XIXe siècle. Seul le côté transgressif de l’œuvre est passé sous silence : au XXIe siècle et dans le cadre d’une thérapie, l’entreprise de séduction menée par une Carmen mercenaire n’a plus rien qui puisse faire frémir le bourgeois.
Ainsi centrée sur le seul personnage de Don José, la mise en scène sert-elle l’œuvre ? Elle jette un regard neuf et incongru, certes, elle donne à réfléchir (un peu), elle fait rire (beaucoup) et crée une œuvre en marge de l’œuvre, c’est bien dans l’air du temps. Mais ce regard n’est pas tout de l’œuvre représentée, il est incomplet, partial, très subjectif. On en vient à imaginer d’autres grands opéras du répertoire qui pourraient utilement, sur le même modèle, servir d’autres pathologies, Othello pour soigner une jalousie excessive, Faust pour déniaiser les jeunes filles crédules à qui on ferait jouer Marguerite, Don Giovanni pour soigner les violeurs, Rosenkavalier pour les nymphomanes etc…
Les possibilités sont… vertigineuses !
Mais venons en à la partie musicale du spectacle : la distribution de 2022 est sensiblement différente de celle de la création à Aix-en-Provence en 2017. Eve-Maud Hubeaux éblouit tant par sa performance scénique que par son chant : elle chante Carmen avec énormément d’engagement, d’assurance, d’aisance, de nuances et de couleurs, et met ses charmes et son physique imposant de statue grecque au service du rôle. Anne-Catherine Gillet donne au personnage de Micaëla, devenue épouse délaissée en lieu et place d’une vierge amoureuse éconduite, beaucoup de substance vocale. Sa voix ravissante, avec un petit vibrato serré du meilleur effet, se joue de toutes les difficultés vocales, et sa présence scénique un peu hystérique, totalement à l’opposé de ce qu’on attendrait, fait merveille.
La satisfaction est un peu moins grande du côté masculin : le Don José de Michaël Fabiano, tout en puissance (on n’en demande pas tant) mais complètement monochrome ne donne guère de relief à son personnage. La voix possède l’ambitus et le volume requis mais ne charme guère et manque de souplesse. Ce timbre-là contient plus de métal que de velours. L’intonation est parfois imprécise et se laisse surprendre par les modulations abruptes et les harmonies complexes de la partition. Escamillo (Jean-Sébastien Bou) quoique de bonne tenue, est moins brillant qu’à l’habitude ; la voix, agréable dans l’aigu, manque de résonnances et de puissance dans le grave. Assez terne aussi le Moralès de Pierre Doyen. Mais le rôle de Zuniga, chanté par Jean-Fernand Setti prend beaucoup de relief, grâce notamment à une présence physique imposante et un timbre puissant. Le duo Mercédès et Frasquita (Claire Péron et Louise Foor) s’en sort bien également.
Dans la fosse, l’orchestre de Luxembourg en grande forme semble prendre beaucoup de plaisir à la partition. Le chef José Miguel Pérez-Sierra, hélas, est souvent devant les chanteurs, pressant le tempo sans souplesse, créant des décalages à plusieurs reprises entre un plateau solidaire et fort homogène et un orchestre pourtant docile.
Mention spéciale pour le chœur (l’ensemble Aedes) à la fois très bien préparé et souvent comique dans ses interventions.