17 ans que nous l’attendions ! Voir enfin Karina Gauvin incarner son rôle fétiche dans une production mise en scène. Depuis la retransmission radio du concert de Beaune de 2005, et malgré ses enregistrements des principaux airs, il y a bien eu quelques rares versions de concerts (notamment une à Versailles déjà en 2012), mais qu’aucun directeur de théâtre ne l’ait invitée à jouer la magicienne restera sans doute comme l’un des grands gâchis de l’histoire handelienne moderne. Rendons donc grâce à Brno, Caen et Versailles pour cette coproduction, même si elle arrive un peu tard pour la diva québecoise. Après plus de 30 ans de carrière, la projection, l’agilité des vocalises et l’éclat du timbre ne sont forcément plus les mêmes. Toutefois, Karina Gauvin démontre encore ce soir qu’elle reste l’Alcina du siècle : la science du mot, des contrastes, l’art bel cantiste consommé alliés à une expressivité aussi puissante que juste, tout reste exemplaire. Alors bien sûr, son air d’entrée la prends un peu à froid et la voix peine à se plier à ses délicates intentions, au travers desquelles percent déjà une certaine inquiétude, pourtant dès le « Si son quella » écorché, on est sidérés par la déclamation de la tragédienne. « Ah mio cor » n’a rien perdu de son désespoir ravageur, même si le sursaut de la reine à la partie B n’est plus aussi féroce. Son lent retour vers l’avant-scène au da capo accompagne un crescendo glaçant qu’aucune version de concert n’avait pu nous offrir. « Ombre pallide » et le saisissant récitatif qui précède sont toujours avec elle une fantasmagorie cauchemardesque et entropique. « Mi restano le lagrime » pris à un tempo inhabituellement lent aurait englouti n’importe quelle autre interprète, mais Karina Gauvin en fait l’air d’une colère froide et méthodique. Seul le trio de l’acte III déçoit : bizarrement tordue sur son fauteuil, il lui manque la rage des derniers emportements de la femme à terre, aussi jalouse qu’elle se prétend Cassandre. Si Handel fait disparaître en silence la sorcière, cette production lui permet au moins de hanter le plateau de sa solitude finale, et le spectateur d’admirer la dignité et le regard pénétrant de la plus grande chanteuse baroque nord-américaine.
© Marek Olbrzymek
Pour continuer à époustoufler son auditoire, il lui fallait néanmoins l’attention d’un vrai chef de théâtre. C’est le cas de Václav Luks qui porte une attention maniaque à ne jamais couvrir les chanteurs, tout en libérant dès que possible les forces de son époustouflant Collegium 1704 et de ses 40 musiciens et choristes. Magicien des rythmes et du drame, chaque air semble un chef-d’œuvre, jusqu’au lieto fine obligé (très convenu) qui nous a, sous sa baguette, ravi. Le dramaturge va jusqu’à ragaillardir des chœurs que l’on n’avait jamais entendu si militaires. Au-delà du théâtre, les textures et les harmoniques sont proches de l’idéal. Le critique pinailleur que nous sommes a eu le frisson sur plus d’une ritournelle. Comme pour le dernier Ariodante des Musiciens du Louvre, on se surprend même parfois à ne plus écouter que l’orchestre (« Sta nell’ircana » proprement renversant, le meilleur que nous ayons jamais entendu !). Il n’est qu’à regarder les œillades complices que les musiciens s’adressent entre eux pour constater le plaisir qu’ils ont à faire honneur à cette partition. N’oublions enfin de pas de mentionner les excellents solistes : le premier violon d’Helena Zemanovà et le violoncelle solo d’Hana Flekovà, tout autant méritantes que la soprano dans « Ama, sospira » et « Credete al mio dolore ».
En Morgana justement, Mirella Hagen avait mal débuté : son air d’entrée, tout comme le célèbre « Tornami a vagheggiar » souffraient d’un timbre ingrat et d’une émission très minérale. La technicienne se signalait déjà certes par des trilles soignés et des vocalises précises, mais c’est vraiment dans ses deux airs concertants, qu’elle devient sœur de la magicienne. L’âpreté de son émission devient une force au service du texte, et son art apparaît étonnamment jumelé à celui de Karina Gauvin.
Même si la production en fait un benêt craneur, Krystian Adam campe un Oronte aussi classieux vocalement qu’attachant scéniquement. A regretter qu’on ait coupé le da capo de son « Semplicetto » mené avec esprit et justesse. « Un momento di contento » est bouleversant de simplicité et d’élégance.
Tomáš Král manque de graves pour incarner Melisso, mais c’est tant mieux car il transforme son unique air habituellement moralisateur et sévère en complainte empathique et délicate, en renouvelant complètement notre perception.
Le reste de la distribution est hélas moins intéressant : aussi expressif soit-il Kangmin Justin Kim n’a pas les moyens d’aborder un rôle écrit pour Carestini. Le timbre monochrome, les aigus acides, les cadences décevantes et le soutien irrégulier rendant parfois la voix inaudible. Restent de beaux graves ponctuels, une attention dramatique certaine, et une grammaire bel cantiste indéniable qui lui permettent de livrer un très efficace « La bocca vaga ». Nous n’avons jamais été convaincus par des contre-ténors dans ce rôle, le chanteur américano-coréen ne nous fera pas changer d’avis. La Bradamante de Monica Jägerova brille par un bel ambitus, mais ses airs virtuoses sont lestés par des vocalises empesées et sourdes. Les variations au da capo, généralement écrites pour être plus dans les cordes de l’interprète, signalent également un manque d’aisance, sans doute dû au fait qu’elle remplaçait tardivement la chanteuse initialement prévue. Andrea Široká enfin joue habilement les petits garçons, mais son « Barbara » la montre clairement dépassée. Ces deux dernières voient d’ailleurs l’un de leurs airs coupé.
La mise en scène de Jiří Heřman enfin est assez heureusement littérale. L’île enchantée semble située dans la baltique, mais les costumes hauts en couleur ne se seraient pas vus dans un film de Bergman. Les danseurs à tête de fauve peuplent régulièrement la scène, parfois avec humour (le pingouin, l’autruche), quelque fois en parasitant l’émotion hélas (le premier air d’Oberto pleurant son père) ; le kitsch semble aussi parfaitement assumé (ces ailes d’ange qui feraient fureur dans une Marche des Fiertés LGBT, pour l’entrée d’Alcina assise dans son gros coquillage). Une grande maison occupe le plus clair du plateau et se scinde en grandes surfaces miroitantes, qui viennent élargir la scène et créer l’illusion d’un palais ou d’une mer infinis, plus qu’ils ne font échos à un livret questionnant sans cesse les apparences. Torses et nudités pudiques renforcent également la sensualité de l’action. Faiblesse de l’ensemble : cette animation distrait et permet une bonne lisibilité de l’action (les danses ont même été redistribuées pour permettre une entrée d’Alcina spectaculaire) mais reste en surface sur l’un des rares livrets bien construit et sans doute le plus riche du Saxon. De plus l’alternance de décors n’est pas assez rigoureuse : au début du II, grâce à l’anneau de Melisso, Ruggiero voit que l’île au milieu des flots n’est en fait qu’un immense désert, mais ce désert revient trop vite ensuite, et l’urne/perle brisée du dernier acte n’entraine plus aucune conséquence visuelle. On retiendra néamoins quelques très belles images : Alcina entièrement dans l’obscurité pour la reprise du « Ah ! mio cor », déjà l’ombre d’elle-même, se découpant sur les dunes ; Morgana dans son dernier air quittant sa perruque, ses atours, et rejointe par une sœur compatissante et elle aussi humiliée ; la solitude de l’héroïne enfin cernée par 3 couples (Morgana-Oronte ; Ruggiero-Alcina ; Oberto et son père) et qui rentre dans sa maison vide, fixant du regard le public à travers sa fenêtre. Ce regard-là valait bien 17 ans d’attente !