Comme chaque année, l’Opéra de Lyon propose un festival de trois œuvres autour d’une thématique. Cette année il s’agit des Secrets de Famille et le premier ouvrage choisi pour illustrer ce thème est Rigoletto, dans une nouvelle production d’Axel Ranisch.
Dès le début du spectacle, le travail du metteur en scène allemand semble pour le moins abscons. L’action est située dans une banlieue telle qu’on peut en voir dans les environs de n’importe quelle capitale, avec ses barres d’immeubles surpeuplés et ses bandes de jeunes aux allures de racaille sur lesquels règne le Duc de Mantoue qui a davantage l’apparence d’une petite frappe que d’un noble mantouan. Le premier tableau se situe dans l’antre du duc, une boîte de nuit glauque, avec ses gogo-danseuses et ses machines à sous clandestines. Le tableau suivant se déroule dans une rue au pied de l’immeuble où vit Rigoletto. Au début du second acte nous sommes sur la terrasse d’un building, quant à la taverne du dernier acte, n’était l’époque, elle est assez conforme à la tradition.
A cela, Axel Ranisch ajoute sur un grand écran une succession de vidéos envahissantes qui racontent une histoire parallèle à celle du livret et détournent l’attention du spectateur. On y voit un homme – nommé Hugo d’après le programme – conduire sa femme enceinte à l’hôpital où elle décède en mettant au monde une petite fille qui, adulte, a les traits de Gilda. Par la suite, cette Gilda se retrouve dans un magasin de disques où son père achète un coffret vinyle de Rigoletto, l’opéra de sa vie, selon les notes du metteur en scène. Là elle croise un sosie du bouffon qui tente de la séduire. Le reste est à l’avenant et le pire c’est que l’acteur qui incarne Hugo est également sur le plateau au cours de scènes où sa présence est pour le moins incongrue. Si la principale qualité d’une mise en scène est d’être immédiatement compréhensible pour le spectateur, alors on peut dire que Monsieur Ranisch a fait chou blanc, en dépit d’une direction d’acteurs solide et efficace.
Rigoletto © Stofleth
Fort heureusement, sur le plan musical, nos oreilles sont à la fête. Les seconds rôles ont été choisis avec soins et chacun tient sa partie avec conviction, notamment Daniele Terenzi en Marullo, Grégoire Mour en Borsa et Dumitru Mădărasăn en Ceprano, tous trois irréprochables. Karine Motyka est un page fringant, tandis que le Monterone de Roman Chabaranok manque d’autorité et de projection. De ce fait, sa malédiction n’a rien d’effrayant. En revanche, ce chanteur ukrainien est longuement applaudi lorsqu’il vient saluer à la fin avec le drapeau de son pays sur les épaules. Le timbre ambré d’Agata Schmidt et son physique avenant font d’elle une Maddalena tout à fait convaincante en manteau de cuir noir fendu jusqu’à mi-cuisses. Stefan Cerny est un Sparafucile inquiétant et froid, cette basse autrichienne qui possède entre autres Sarastro et Osmin à son répertoire possède un timbre profond et un registre grave sonore. A la fin de sa scène avec Rigoletto il tient son fa grave jusqu’à la dernière mesure de l’orchestre.
Des trois rôles principaux, se détache l’exquise Gilda de Nina Minasyan dont on admire la pureté du timbre lumineux et l’impeccable legato qui donne l’impression que sa voix coule comme une fontaine limpide. Son « Caro nome » parfaitement ornementé est chargé d’émotion. Au troisième acte, elle ponctue le quatuor d’aigus cristallins et livre un dernier duo poignant dans une salle qui retient son souffle. On aura noté au passage qu’elle n’est pas tuée par Sparafucile mais qu’elle se suicide après s’être démasquée devant le tueur et sa sœur. Au salut final, le public conquis lui réserve un véritable triomphe. A ses côtés Enea Scala campe un Duc de Mantoue extraverti et conquérant. Depuis sa prise de rôle à Marseille en 2019, il a approfondi son interprétation qui a gagné en subtilité. Doté d’un physique de jeune premier, le ténor sicilien se meut avec aisance sur le plateau. Son timbre clair et l’insolence de ses aigus déclenchent l’enthousiasme des spectateurs. Sa grande scène au début du deuxième acte est particulièrement spectaculaire, le récitatif « Ella mi fu rapita » a toute l’autorité requise, l’aria « Parmi veder le lacrime » est phrasée avec goût, la cabalette « Possente amor mi chiama », lancée à pleine voix est doublée avec quelques petites variations à la reprise et s’achève sur un contre-ré jubilatoire. Enfin Dalibor Jenis, grand habitué du rôle de Rigoletto qu’il a incarné sur de nombreuses scènes prestigieuses, propose un bouffon renfermé, rongé par l’inquiétude et la méfiance avant d’être gagné par une soif de vengeance implacable. Son timbre rond et velouté, dont il sait varier les coloris, l’ampleur de son medium et la précision de son phrasé lui permettent d’exprimer les différentes facettes de ce personnage complexe dont il exalte la fibre paternelle. On lui pardonnera volontiers quelques petites erreurs de prononciation. Saluons enfin l’excellence des chœurs, préparés par Benedict Keams, dans chacune de leurs interventions.
Rigoletto © Stofleth
Au pupitre Daniele Rustioni fait des merveilles. Il imprime à l’Orchestre de l’Opéra de Lyon en grande forme, une direction énergique et contrastée qui met en valeur une infinité de détails que l’on n’a pas l’habitude d’entendre. Avec un sens aigu du théâtre, il entraîne chanteurs et musicien dans une course effrénée vers le dénouement sans pour autant négliger les scènes intimistes, comme l’air de Gilda « Tutte le feste » où le tempo semble soudain suspendu.