Connaissez-vous les Nouvelles Hébrides, maintenant le Vanuatu ? Cet archipel mélanésien, situé au nord de la Nouvelle-Calédonie, fut une base américaine destinée à contenir et combattre les Japonais durant la seconde guerre mondiale. On y parlait anglais et français, puisque le condominium était partagé par le Royaume Uni et la France. Deux des 83 îles vont être le théâtre de South Pacific, Musical play, écrit quatre ans après la fin des hostilités, pour devenir l’un des plus grands succès de la comédie musicale (cumulant les récompenses, Tony Award, Prix Pulitzer). Etonnamment, si le film de 1958 fit connaître l’ouvrage en France, jamais l’œuvre originale n’y a été produite. L’Opéra de Toulon, exemplaire dans sa relation ouverte à tous les genres d’expression lyrique, a relevé le défi.
Le sujet n’emprunte pas un exotisme de pacotille propre à satisfaire les Américains à l’issue de la guerre : tiré de nouvelles fondées sur des témoignages directs, le livret, par-delà ses incontestables qualités dramatiques, est d’une rare finesse d’écriture. La psychologie de chacun est juste, fouillée, les relations sociales, le décor, les moindres accessoires sont d’une vérité que chaque spectateur ayant vécu dans le Pacifique sera friand de reconnaître. Oscar Hammerstein II écrit là une histoire parfaitement vraisemblable, et cette authenticité sous-tend la réussite musicale de Richard Rodgers, son complice favori.
« Dites-moi pourquoi la vie est belle » est une chanson française, essentielle à l’ouvrage. Ce sont deux enfants qui la chantent au début, puis à la fin, rejoints par leur père et leur mère adoptive. Emile de Becque, planteur français, veuf d’une Mélanésienne dont il a eu ces deux enfants, s’éprend d’une infirmière américaine, Nellie, dont les préjugés raciaux vont entraver leur amour. Simultanément, un agent de renseignement américain, le Lieutenant Cable aime Liat, fille de Bloody Mary, commerçante Tonkinoise. Mais, pour les mêmes « raisons », le brillant militaire refusera de l’épouser. Dans le cadre d’une base militaire, dont le personnage le plus haut en couleurs est Seabee Luther Bilis, entre le camp, l’état-major, les fêtes, les réceptions, la recherche des femmes etc. , les intrigues se nouent, jusqu’à ce que la bataille se déclenche… Fin douce-amère, puisque si Emile et Nellie reconstruisent un couple heureux avec les enfants du premier, Cable périt au combat. « Dites-moi pourquoi la vie est belle… » Dans cet après-guerre où la ségrégation demeurait la règle dans le Sud des Etats-Unis, la prise de position des auteurs ne manquait pas de courage. Bernstein ira plus loin avec West Side Story, mais huit ans après, en 1957.
Jasmine Roy (Bloody Mary) et les Boys © Frédéric Stéphan
Olivier Bénézech et Larry Blank maîtrisent idéalement tous les rouages du genre. La mise en scène n’appelle que des éloges par le cadre renouvelé, toujours juste, offert à l’action. On se souvient de Wonderful Town, donné ici même en 2018. On ne change pas une équipe qui gagne, et celle-ci s’est retrouvée pour cette nouvelle création programmée avant la pandémie et qui voit enfin le jour. Les décors et projections (le ciel tropical changeant), les costumes, que l’on ne compte pas, sont d’une fidélité et d’une richesse d’invention peu communes. Evidemment, la direction d’acteurs et les chorégraphies, directement inspirées par Broadway, sont étourdissantes de virtuosité, de précision et de justesse. La musique est sincère, datée certes – mais Don Giovanni ou Carmen ne sont-ils pas datés ? – avec une saveur rare, propre à évoquer une époque révolue. Parmi les mélodies, plusieurs deviendront des standards (Some Enchanted Evening, qui sera repris par Frank Sinatra, Bob Dylan et même Placido Domingo ; Bali Ha’i ; Younger than Springtime ; A Wonderful Guy).
Le rythme qu’impose le livret, proche du scénario d’un film, suscite une attention constante à cette histoire palpitante, où le rire, le sourire le disputent à l’émotion. Car tous les artistes en scène forcent l’admiration : chanteurs, comédiens, danseurs, acrobates, la palette d’expression dramatique est la plus large, exceptionnelle. Les voix sont amplifiées, au bénéfice d’une intelligibilité constante du texte. Les formats vocaux, les styles sont appropriés à chaque personnage. Toutes les femmes sont des mezzos, tous les hommes des barytons ou barytons-basses, à l’exception du Lieutenant Cable, ténor. Cependant, la caractérisation de chacun, la diversité des timbres suffisent à les différencier.
De la distribution, exemplaire, animée par l’esprit de troupe, nous ne retiendrons que les principales figures. Pour Emile de Becque, William Michals reprend le rôle créé par Ezio Pinza, reconverti dans la comédie musicale après avoir chanté 52 rôles à l’opéra, particulièrement au MET. Le bonheur comme l’émotion sont au rendez-vous de ce challenge : la voix, chaleureuse, bien timbrée, puissante, le jeu superlatif, la plénitude de l’expression nous valent un planteur d’une justesse physique, psychologique, dramatique et vocale exceptionnelle. Son égale aisance dans les deux langues, sans la moindre trace d’accent contribue à cette vérité. Le jeune Lieutenant Cable (seul ténor de la distribution) est confié à Mike Schwitter. On retiendra particulièrement son Younger than springtime, juste, ne cherchant pas à imiter Sinatra. Sa crise de paludisme est plus vraie que nature. Thomas Boutillier est le Seabee Luther Billis (CB = Construction Battalions et aussi « abeille de mer »). Il a déjà le physique athlétique de l‘emploi, son élocution et sa prestance. Il brûle les planches, contribuant ponctuellement au caractère bouffe de l’ouvrage. Mais le comique troupier de Thanksgiving, travesti en jupe végétale et brassière de noix de coco, est aussi une grande gueule au grand cœur. Les gradés, Scott Emerson et Sinan Bertrand, sont de vrais officiers supérieurs. Côté féminin, la réussite n’est pas moins accomplie. Kelly Mathieson, campe avec justesse Nellie Forbush, cette jeune femme dépendante de sa mère et de ses préjugés, qui va s’épanouir en choisissant l’amour. La jeunesse, les talents vocaux, dramatiques, chorégraphiques sont au rendez-vous, et la sensibilité pathétique de l’héroïne fait mouche. Jasmine Roy, dont on apprécie toujours l’engagement et les compositions, nous vaut une Bloody Mary, habile commerçante qui n’a pas froid aux yeux. Le portrait est réaliste de cette asiatique sans complexe, autoritaire, habile et aimante. La voix de femme mûre est toujours aussi riche, et sa colère exemplaire. Tous les seconds rôles mériteraient d’être cités, sans oublier les deux enfants, Ngana, chanté par Léana Tui, et Jérôme (Léo Chamant-Lacroix) qui apportent leur fraîcheur et leur tendresse dans un monde qui en a bien besoin.
L’orchestre de l’opéra de Toulon, sous la direction experte et inspirée de Larry Blank, trouve la dynamique, les rythmes, les couleurs et l’élégance attendus. Quant aux artistes du chœur, individualisés dans leur jeu, mais formant des ensembles (Boys / Girls) proches de la perfection, ils n’appellent que des éloges. Encore un grand bravo à celles et à ceux qui ont dispensé tant de bonheur et d’émotion en cette soirée mémorable.