Bien qu’il n’ait pu achever qu’une seule tragédie lyrique durant sa carrière, Marc-Antoine Charpentier a beaucoup composé pour la voix : quelques cantates et pastorales, des musiques de scène, des histoires sacrées ou des messes, mais aussi de nombreux airs sérieux et à boire. L’exploration de ce corpus révèle l’art d’un compositeur capable d’inscrire son style dans des formes très brèves. Harmonies expressives, variété mélodique et souplesse déclamatoire se retrouvent dans chacune de ces miniatures musicales où se concentrent tour à tour le dépit amoureux, le désir charnel, la tendresse galante, la plainte, la pochardise ou même l’édification (dans un air à la gloire du roi : « Que Louis par sa vaillance »).
Le concert organisé au château de Versailles par Les Épopées, Stéphane Fuget et cinq solistes, dans la Grande Salle des Croisades, très chaleureuse et idéale pour ce répertoire intimiste, présentait en quasi intégralité ces airs sérieux et à boire, sous les micros du label Château de Versailles Spectacles. L’ordre du programme ne suivait pas celui du catalogue de W. Hitchcock (plus ou moins chronologique), mais privilégiait la variété de ton et les échos entre les différents airs. Les chanteurs restaient parfois debout après un air pour voix seule, tandis que le chanteur suivant se tournait vers lui pour lui adresser les paroles de son air. Ainsi, « Profitez du printemps » semblait être une réponse à « Rendez-moi mes plaisirs » et la voix poivrote de « Consolez-vous, chers enfants de Bacchus » une adresse à la voix élégiaque de « Ah ! qu’ils sont courts les beaux jours ».
Notons d’emblée chez tous les interprètes une gourmandise des mots qui mettait en relief les textes de ces airs. Cependant, le choix interprétatif de la prononciation restituée altérait parfois pour le public leur compréhension. Stéphane Fuget nous a habitué à cet usage dans les représentations de sa classe de chant baroque au CRR de Paris, et même s’il s’appuie sur des recherches historiques précises, on peut se demander si son application est pertinente dans un concert sans surtitres. Certes, cela confère un charme certain à ces textes d’une autre époque ainsi rendus étranges, voire étrangers, mais l’on ne peut s’empêcher, dans cette salle recouverte de toiles du XIXe siècle qui fantasment le Moyen Âge des croisades, de s’interroger sur la juste distance à adopter face au passé et d’observer que la recherche de la réplique exacte, hors du contexte de création d’une œuvre, peut tout autant mettre à distance (et égarer ?) que la réappropriation fantaisiste.
Le tempérament naturel de Claire Lefilliâtre convenaient superbement aux tourments de certains airs plaintifs, dans lesquels on perçevait comme un feu qui couve sous la glace, et les airs plus pastoraux laissaient affleurer une grande douceur de ton. La diction se faisait cependant parfois un peu trop floue et la voix un peu trop ronde pour pouvoir offrir le texte avec précision. La voix de Gwendoline Blondeel marquait par sa fraîcheur d’expression alliée à un timbre très fruité qui ne manquait pas de mordant : elle était tout aussi à son aise dans la verve gredine de « Ne fripez point mon bavolet » que dans le polisson « Auprès du feu l’on fait l’amour » ou l’élégiaque « Rentrez, trop indiscrets soupirs », dans lequel on retrouvait les accents plein de tendresse du personnage de Créuse dans Médée.
Cyril Auvity interprétait d’abord des trios et des airs plutôt comiques, avec un investissement remarquable, avant de déployer ses immenses qualités de déclamation dans les Stances du Cid, véritable bijou d’écriture musicale sur le texte de Corneille, dont la richesse d’invention concentre presque celle d’un opéra entier en quelques minutes. Son timbre clair et son émission franche, sans vibrato, lui permettaient de ciseler le texte avec habileté. On retrouvait les mêmes qualités de clarté et de franchise chez Marc Mauillon, peut-être portées à un degré d’incandescence plus grand encore. Très à l’aise lui aussi dans le registre comique, défendu avec verve, il rayonnait dans les morceaux aux tonalités plaintives comme « Tristes déserts, sombres retraites », où l’art de la nuance et l’éclat de la parole révèlaient quel poète anime cette voix. Un peu plus en retrait, faisant montre de moins d’abattage, Geoffroy Buffière ne déméritait pas : son timbre de basse moelleux sied parfaitement aux quelques airs à boire et aux ensembles qui lui échoient.
Depuis son clavecin, dont il jouait avec vélocité, Stéphane Fuget veillait à l’équilibre et à la cohésion entre les solistes et les trois instrumentistes des Épopées. Coloré et chargé dans les Stances du Cid, l’accompagnement se faisait parfois plus piquant et espiègle pour certains airs moins sérieux, mais toujours avec mesure et éloquence.
Un extrait de Circé, tragédie de Thomas Corneille dont Charpentier composa la musique de scène, achevait en bis cette galerie de miniatures musicales, immenses par la beauté et l’invention, et servies ce soir-là par d’extraordinaires interprètes.