Sébastien Daucé a déjà présenté en 2019 une œuvre du compositeur anglais plutôt méconnu Matthew Locke, composée en 1675 et intitulée Psyche, qui se voulait une réponse au tout nouveau genre de la tragédie lyrique française. Il est communément admis qu’il s’agit là du premier opéra anglais à proprement parler. On sait cependant que des formes scéniques mêlant danse et chant existaient auparavant, sous la forme de ce qu’on appelait le masque, ancêtre du semi-opera, genre où Purcell et Blow devaient s’illustrer quelques années plus tard. L’ouvrage qui nous intéresse ici, Cupid and Death, est le seul masque dont la partition est parvenue jusqu’à nous dans sa quasi intégralité.
Le livret de Cupid and Death, signé James Shirley, met en scène l’arrivée de l’Amour et de la Mort dans une auberge. Leurs flèches sont échangées pendant la nuit par un chambellan, ce qui conduit l’Amour à tuer et la Mort à répandre la tendresse. Cette inversion des valeurs, typiquement baroque et carnavalesque, fait naître des situations tour à tour grotesques et poétiques : des vieillards tombent sous le charme les uns des autres, des ennemis mortels s’étreignent plutôt que de s’éreinter et de jeunes gens sont tués alors qu’Amour voulait les réunir. La Nature s’offensant face à ce tohu-bohu, Mercure lui-même descend des cieux pour remettre de l’ordre sur la terre, après que le chambellan a été puni en se consumant d’amour pour ses singes…
Le manuscrit autographe de l’œuvre est de Matthew Locke, mais on suppose que Christopher Gibbons a également participé à sa composition. Comme plus tard dans le semi-opera, mais selon une logique dramatique beaucoup plus erratique, on voit s’alterner dans ce masque des passages parlés, comme une saynète où l’incarnation du Désespoir guérit son envie de suicide par la boisson, des scènes de danse, des morceaux d’ensemble chantés et des airs brefs. La musique n’en est pas vraiment inoubliable, mais elle a ses charmes, et l’ensemble – texte et musique – constitue une matière première particulièrement riche pour les interprètes, qui s’en emparent avec panache.
Déjà en itinérance depuis un moment sur différentes scènes (celle du Théâtre de Caen tout d’abord, puis celle de l’Athénée, de Rouen, etc.), la mise en scène de Jos Houben et Emily Wilson déploie une esthétique de tréteaux : le plateau est occupé par des caisses de différentes tailles, comme si le décor était constitué de ce qui sert d’ordinaires à contenir et transporter objets et costumes de scène. Cette méta-théâtralité se retrouve dans des adresses directement faites au public par un bonimenteur, des projections ou des pancartes reproduisant (ou tordant) des éléments du livret, des annonces ou des commentaires faits par les musiciens de l’orchestre, les chanteurs ou les deux comédiens, tous réunis sur scène dans le même espace. La fantaisie toute britannique des costumes (gilet en tricot à motifs, kilt à carreaux, collants rayés multicolores) répond à l’utilisation imaginative d’accessoires ou d’objets communs (cartons, farces et attrapes, bâches) qui prennent une dimension merveilleuse sur scène et permettent de rapides métamorphoses de personnages ou des changements de décors à vue. Toutes les ressources de l’art scénique sont convoquées – le théâtre d’ombre, le masque ou le théâtre d’objet – dans un tourbillon visuel sans temps mort.
La joyeuse troupe d’artistes, animée d’une énergie constante durant tout le spectacle, est menée par Soufiane Guerraoui, acteur polymorphe qui interprète l’aubergiste et le bonimenteur s’adressant au public, ainsi que la Mort et d’autres rôles où sa souplesse physique et sa vigueur font merveille. L’actrice britannique Fiamma Bennett est particulièrement marquante dans la scène du Désespoir, embobelinée dans la corde avec laquelle le personnage aimerait se pendre, mais elle endosse bien d’autres rôles avec le même brio.
Tous les chanteurs n’ont pas forcément l’occasion de briller chacun individuellement pendant un long moment, mais ils sont totalement engagés, allant jusqu’à prendre en charge avec fougue les parties dansées. Perrine Devilliers séduit particulièrement, grâce à un timbre fruité et une présence scénique évidente. Désopilante dans un numéro de pancartes qui viennent resserrer et actualiser le discours final de Mercure, Lieselot de Wilde fait mouche en usant adroitement des soupçons d’acidités de son timbre. La miraculeuse Lucile Richardot offre à Nature sa voix profonde, aux reflets ardents, et convoque ses ressources de tragédienne pour faire résonner les mots avec majesté.
On le croirait d’abord qu’acteur, puisqu’il ne se met à chanter seul qu’assez tardivement dans le spectacle : Nicholas Merryweather est saisissant dans son rôle de chambellan, plein d’ironie et de densité. Yannis François est un Mercure qui manque peut-être un peu d’autorité vocale pour remplir sa fonction, mais le musicien est adroit et sensible. Enfin, Antonin Rondepierre est celui qui a le moins de passages solistes, mais sa voix de ténor claire se fait remarquer par sa qualité d’émission.
Sébastien Daucé dirige d’un regard alerte les instrumentistes de son Ensemble Correspondances depuis son virginal, sur la plateau. Costumés, ils se déplacent plus d’une fois avec leurs instruments, comme des artistes itinérants. Ils poussent même la chansonnette. Le tissu instrumental n’est pas très dense, car les instrumentistes sont peu nombreux, mais les couleurs sont malgré tout différenciées et le discours est expressif. On sent affleurer un bonheur communicatif à jouer ensemble, qui irrigue tout le spectacle.