L’essentiel pour monter l’opéra de Janáček, c’est d’avoir deux grandes interprètes, une grande Jenůfa et une grande Kostelnička. Si de surcroît le troisième protagoniste, le chef, est excellent, alors c’est gagné d’avance.
Pour Corinne Winters c’est une prise de rôle. Dès ses premières mesures, on est surpris de son timbre, très chaleureux, très mûr, très femme-femme, un peu étonnant pour incarner cette jeune fille qu’est Jenůfa, mais la ligne de chant est si musicale et le chant, vibrant et aérien à la fois, est si beau (aucune note n’est esquivée) et l’incarnation physique est si immédiatement convaincante que l’on adhère sans réserve à son personnage. Une jeune femme forte et fragile en même temps. Jenůfa sera, c’est sûr, un de ses grands rôles, à côté de Violetta, Liu, Tatiana, Desdémone, Mimi ou Mélisande, toutes ces sœurs de Jenůfa, qu’elle incarne aussi.
Corinne Winters et Evelyn Herlitzius © Carole Parodi
La vérité nue
On se souviendra longtemps du deuxième acte de cette représentation et de l’impressionnante confrontation entre les deux femmes. Evelyn Herlitzius donne de Kostelnička, la Sacristine, une interprétation toute de douleur et de désespoir. Certes le personnage est étouffé par le poids des convenances, par l’étroitesse de ce milieu villageois, mais ici la chanteuse lui confère de la sincérité et une grandeur tragique. Son chant suit les inflexions du personnage. Grand soprano dramatique, sa voix possède le legato, la souplesse désirables (nous pensons aux premières mesures de l’acte 2), mais le plus souvent elle sacrifie la pure beauté vocale à l’expression, à l’incarnation, à la sincérité profonde d’un personnage de femme blessée et puissante à la fois.
Ce sont deux personnages d’une grande vérité qu’on voit là, aux prises avec la fatalité, l’inéluctable.
Bel orchestre, grand chef
Troisième personnage : l’orchestre. Dès les premiers tintements du xylophone et les premières vagues des cordes (thème de l’eau récurrent), on est emporté par la vigueur des accents en même temps que par la souple respiration, le naturel des inflexions que Tomáš Hanus imprime à l’Orchestre de la Suisse Romande. Comme leur chef, on a le sentiment que les musiciens parlent le tchèque de Janáček, cette langue musicale créée de toutes pièces en 1904. Des bois sapides, des vents impérieux, une prestesse (les ambiances sonores changent sans cesse), des cordes tour à tour frémissantes ou caressantes, une alacrité, des angles coupants parfois, et à d’autres moments, des ondoiements liquides, de grandes vagues lyriques (vite interrompues, le vif-argent Janáček ne s’attarde jamais).
© Carole Parodi
Les accents de la langue
Tomáš Hanus dit joliment « qu’on ne peut pas vraiment s’appuyer sur les tempi métronomiques de Janáček […] donc je trouve un tempo qui convienne aux chanteurs pour que ça semble naturel… » Et en effet c’est bien cette impression d’évidence, d’entrelacement entre les voix et l’orchestre, d’homogénéité musicale, qui empoigne l’auditeur. Peut-être parce que le chef est tchèque et que la musique de Janáček naît de l’accentuation de la langue tchèque. On sait que l’une des passions du compositeur était de noter musicalement des phrases saisies dans la rue et que même il nota de la sorte les derniers mots de sa fille sur son lit de mort.
Ajoutons un quatrième personnage essentiel à la réussite musicale de ce spectacle : le formidable Chœur du Grand Théâtre de Genève, d’une puissance, d’une fermeté, d’une richesse de son magnifiques. C’est à lui qu’échoient les deux séquences folklorisantes de l’œuvre, la scène des conscrits du premier acte et le chœur nuptial du troisième – qui semble presque un pastiche -, moments où Janáček s’inscrit dans la continuité de Smetana et Dvořák.
Qui plus est, la forme particulière du décor offre au chœur et aux solistes une manière de caisse de résonance et, même si l’orchestre donne parfois beaucoup de son, l’équilibre scène-fosse est à tout moment idéal : les inflexions les plus sensibles de Corinne Winters (grâce aussi à la projection de sa voix) et les imprécations d’Evelyn Herlitzius s’inscrivent idéalement dans le tissu orchestral.
Evelyn Herlitzius et Corinne Winters © Carole Parodi
Comme un Golgotha
Ce décor, venons-y. C’est une manière de cabane de bois clair (comme l’intérieur d’un cercueil, nous disait quelqu’un). Structure unique suggérant tout ce qui pèse sur ces êtres : les convenances, la religion, la dépendance économique bien sûr, mais aussi les passions, tout ce qui se ligue pour emprisonner les âmes.
A l’intérieur de cette boîte (crânienne ?), un escalier énorme, aux marches très hautes, marches qui ne seront mises à profit que deux fois : lorsque Kostelnička les gravira difficultueusement, portant l’enfant de Jenůfa pour aller le noyer – et ce sera comme un Golgotha -, puis quand elle le redescendra tout aussi laborieusement, portant le poids de son crime.
Le reste du temps, nous aurons eu le sentiment que ce décor encombrait plutôt le plateau, notamment pour les scènes de groupe des premier et troisième actes, et que la metteuse en scène Tatjana Gürbaca, se trouvait bien en peine d’y déployer des choristes qui se retrouvaient un peu « plantés là » et gesticulant à qui mieux mieux. En revanche toutes les scènes à deux, notamment de l’acte 2, qui plongent si profond dans l’intime des consciences, s’accommodaient très bien de cet espace abstrait.
© Carole Parodi
Une grandeur tragique
Car tout le paradoxe de cet opéra est bien là : opéra réaliste, pour ne pas dire vériste, il s’élève jusqu’aux hauteurs du mythe. Ces deux femmes en noir au dernier acte ne semblent-elles pas issues de quelque tragédie grecque. Sans cesse l’ombre de la mort pèse sur Jenůfa et l’on est bouleversé par Corinne Winters chantant avec quelle délicatesse « Nevim, nevim, co bych udélala, – Je ne sais pas ce que je ferais si tu ne m’épouses pas à temps » à Števa, dont elle est enceinte. Comme on sera bouleversé par sa prière « Zdrávras královno, matko milosrdenstvi, – Salut, reine, mère de miséricorde » accompagnée par un sublime solo de violon, ou par sa plainte désespérée « Tož umřel, muj chlapčok radovstný, – Il est mort, mon enfant de joie ».
Quant à la noire souffrance de Kostelnička, bientôt criminelle, elle n’est pas moins profondément humaine : grandeur d’ Evelyn Herlitzius, clamant sur de sonores appels des cordes, des cuivres et des timbales « Aj já nemám pokoje ! […] i mne to musi do hrobu sprovodit. – Dès l’instant où je t’ai ramenée, j’ai deviné ta faute et j’ai cru moi aussi être conduite à la tombe ».
Un combat inégal
Face à ces deux femmes, les deux hommes nous apparurent un cran en-dessous : Laca, personnage d’amoureux transi (Daniel Brenna), surjouant un tantinet sa balourdise, et dont le chant, passablement hirsute quand il monte dans le haut de la tessiture, sonnait à nos oreilles un peu rustique lui aussi et Števa, le suborneur, viveur et homme à bonnes fortunes (Ladislav Elgr) dont la ligne vocale nous semblait plutôt à l’emporte-pièce.
Il semble que Tatjana Gürbaca se soit assez peu souciée de nuancer les personnages masculins et c’est une déconcertante image que celle d’un accouplement avec Jenůfa qu’elle fait mimer à Števa devant les villageois assemblés…
© Carole Parodi
Mentionnons des seconds-rôles solidement tenus, notamment la grand-mère Buryjovka (Carole Wilson), silhouette très humaine, les voix belles et timbrées de Michael Kraus (le contremaître) et Michael Mofidian (le maire) et soulignons la fantaisie de Séraphine Cotrez, dans une invraisemblable robe de poupée tchèque, incarnant au pied levé Karolka (rôle qu’elle avait tenu la veille à Rouen).
Une émotion qui prend à la gorge
On l’aura compris, nous sommes restés assez fermé à une mise en scène qui nous a paru hésiter entre différentes options : le réalisme (avec de jolis détails, comme la lessiveuse de zinc qui sert de berceau à l’enfant), l’anachronisme (la machine à écrire, imageant les leçons que Jenůfa, plus lettrée que son milieu, donne aux enfants), le symbolisme (voir ce que nous avons dit du décor)… Et fûmes surpris des costumes pimpants, multicolores, folkloriques de l’acte des noces, en rupture incongrue avec le climat austère établi jusque là.
Néanmoins c’est peut-être à la direction d’acteurs (à moins que ce ne soit tout simplement à l’instinct des deux chanteuses, et surtout au génie de Janáček) que nous devrons l’essentiel et le plus précieux : l’émotion poignante, saisissante, presque douloureuse, que dégage ce drame, le hurlement glaçant de Kostelnička à la découverte du cadavre de l’enfant et l’ultime image de Jenůfa, incandescente et désespérée.
© Carole Parodi