« Tous les ouvrages n’ont paru sur la scène de l’Opéra (…) que pour s’y abimer presqu’aussitôt dans on ne sait quelles oubliettes (…) C’est là que gisent côte-à-côte les opéras mort-nés, dont les érudits de l’avenir exhumeront les restes encore reconnaissables… » lit-on dans un ouvrage de 1925 (*). Le Palazetto Bru-Zane avait ressuscité Dimitri, le 3e opéra de Victorin Joncières, dont nous conservons l’enregistrement de 2014, déjà conduit par Hervé Niquet. C’est de nouveau à lui qu’ont fait appel L’Opéra de Saint-Etienne et la fondation animée par Alexandre Dratwicki, partenaires essentiels, pour la renaissance de cet ultime opéra du compositeur.
Il y a fort à parier que Paul Dessau, en 1969, lorsqu’il écrivit son Lanzelot, sur un livret de Heiner Müller, ignorait que tant d’années auparavant, Victorin Joncières avait illustré le même thème. En effet, 121 ans se sont écoulés depuis sa création à l’Opéra de Paris. L’ouvrage était tombé dans un oubli profond. Chausson avait eu plus de chance avec son Roi Arthus, achevé en 1895, mais qui ne fut donné qu’en 1903 à La Monnaie de Bruxelles. L’œuvre s’achève également sur le pardon du roi, mais ne comportait qu’une figure féminine, celle de Genièvre (ici, Guinèvre). Toutes trouvent évidemment leur source musicale dans Tristan et Isolde, donné à Münich en 1865.
Chez les librettistes, nulle quête du Graal, c’est à Chrétien de Troyes que l’on doit la trame narrative. Lancelot a été enlevé à ses parents par la fée Viviane, la « dame du lac », qui l’élèvera jusqu’à ses dix-huit ans. Ainsi basculerons-nous du mythe à la féérie du 3e acte, rêve de Lancelot, conduit au lac de son enfance, ce qui justifie cet acte de ballet pantomime. Le difficile pari de sa réalisation est ici gagné, avec des chorégraphies idéales. L’ouvrage s’ouvre sur le choix qu’Arthur impose à Lancelot, en lequel sa confiance est absolue : un siège est à pourvoir. Des deux candidats, le Comte Alain et Markoël, le chevalier à la charrette choisira le premier, alors que le second le menace de révéler au roi sa liaison à la reine. Il mettra sa menace à exécution, qui conduira à l’enfermement de Guinèvre au cloître, et à un guet-apens visant à tuer notre héros. Arthus ayant auparavant décidé de marier son chevalier préféré à Elaine, fille du comte Alain, tous les ressorts de l’intrigue sont connus. Les deux femmes, aimantes et rivales, noueront une relation riche et complexe, et c’est sur la mort de la jeune Elaine dans les bras de Guinèvre que s’achève l’ouvrage.
Thomas Bettinger (Lancelot) et Camille Tresmontant (Kadio) © Cyrille Cauvet
Imaginer et construire les décors des six tableaux n’était pas une mince affaire. Jean-Romain Vesperini a conçu un ingénieux dispositif qui, avec les lumières adéquates de Christophe Chaupin, permet une continuité dramatique bienvenue, propre aux ambiances de chaque scène. Le cadre est classique : l’intérieur d’une riche salle de réception, aux murs percés de larges baies et décorés de fresques pseudo-médiévales (**). Ce qui apparaît aux premières scènes comme un podium central se révélera être un gigantesque cadran, roue de fortune, Table ronde, dont la rotation, plus ou moins rapide, comme l’inclinaison, participeront au renouvellement du décor. Y prennent part, seuls accessoires, de grands candélabres. La partie supérieure du disque, ourlée de jupes de velours, s’ouvrira à l’aide de vérins, pour constituer l’alcôve où gît Lancelot au début du deuxième acte. Dessinés par le metteur en scène et le scénographe, Bruno de Lavenère, les beaux costumes des chanteurs comme des danseuses, seyants, contemporains à l’écriture de l’ouvrage, caractérisent bien chacun.
Si la partition témoigne d’un indéniable savoir-faire, elle ne brille pas par son originalité. L’acte de ballet est à cet égard d’un conformisme singulier. L’introduction du quatrième va jusqu’à pasticher la farandole de l’Arlésienne et son ostinato. C’est efficace, sans plus. Rares sont les moments d’émotion, malgré un livret qui les favorise. Seules nous touchent les dernières scènes et l’épilogue, vigoureusement conclu par un large et puissant choral instrumental.
La distribution, inégale, n’accuse pas de réelle faiblesse. Les deux seules femmes n’appellent que des éloges. Anaïk Morel fait preuve d’une belle maîtrise et donne vie à Guinèvre, l’émission est sonore, ronde. La sûreté des moyens, dans sa plus large tessiture de mezzo, lui permet de traduire avec justesse toutes les émotions et les tourments que traverse cette reine déchue. Olivia Doray, n’est pas moins remarquable en Elaine. Elle projette fièrement ses aigus et soutient sa ligne. La voix est fraîche, jeune, et sa conduite comme son jeu sont à souligner. Leur duo « Aux espérances délaissées » est des moments forts de la soirée.
Thomas Bettinger, totalement investi dans son Lancelot, trouve la vaillance et les accents héroïques ou tendres du héros, même si la voix est un peu courte. Ses trois duos avec Guenièvre sont aboutis et justes. Son évolution dramatique et surtout vocale tout au long de l’opéra nous réserve le meilleur à la fin. Frédéric Caton campe un beau Comte Alain, sensible, expressif. La voix noble, sûre, correspond idéalement à son personnage, émouvant. Tomasz Kumiega s’impose davantage par sa corpulence que par son chant. Il défend honnêtement son rôle, loin de dessiner une incarnation, même si la scène du pardon nous émeut. Son français accuse ses origines, les moyens vocaux sont là, mais il surjoue Arthus, le privant de sa noblesse. Philippe Estèphe incarne le méchant Markoël, que la partition prive de tout autre ressort que la jalousie et le désir de vengeance. Le Kadio de Camille Tresmontant ne démérite jamais, comme le serviteur de Frédéric Bayle, dont l’intervention est brève. La dizaine de chœurs qui animent la scène sont bienvenus, et on retiendra ainsi ceux de l’acte trois, bouches fermées, puis l’intonation du Requiem.
La direction d’Hervé Niquet est animée d’un puissant souffle dramatique. Elle trouve ses limites dans les passages les plus lyriques, insuffisamment retenus. L’Orchestre symphonique Saint-Etienne Loire, que l’on a connu meilleur, paraît massif, dense et compact. Hormis quelques soli instrumentaux et les pages du ballet pantomime, le raffinement, l’élégance font souvent défaut. Particulièrement aux deux premiers actes, l’orchestre, riche en cuivres et aux basses puissantes, couvre souvent les voix. Il faudra attendre les suivants et l’épilogue pour aboutir à l’équilibre. Nul doute qu’au fil des prochaines soirées, la réalisation corrige ces travers. Une entreprise louable et courageuse, servie par une mise en scène remarquable et par des interprètes pleinement engagés. Dans l’attente du DVD qui devrait naturellement suivre.
(*) Cinquante ans de musique française de 1874 à 1925, sous la direction de L. Rohozinski, Paris, 1925, tome I, p.77
(**) tapisserie du préraphaélite Burnes-Jones, relatant la légende arthurienne.