Cette première Biennale Là-Haut, extrêmement ambitieuse est une initiative que l’on doit à un ensemble musical à vocation lyrique crée en 2016, Miroirs Etendus. S’adossant à deux structures institutionnelles incontournables de la région, l’Atelier Lyrique de Tourcoing et la Barcarolle à Saint-Omer, elle programme à la fois ses propres créations et celles d’autres structures lui permettant de donner à voir la vitalité de la création lyrique hexagonale. Cette édition inaugurale permet ainsi d’applaudir jusqu’au 12 juin et pendant dix jours Les Siècles, Le Concert d’Astrée, Les Lunaisiens, La Tempête, Les Forces majeures, Marie-Laure Garnier, Stéphane Degout, Jodie Devos, Jeanne Candel & Samuel Achache, Jeanne Desoubeaux, Nino Laisné, François Chaignaud… Ces propositions prennent la forme de spectacles, concerts, récitals, fêtes et événements dans l’espace public.
La compagnie y propose également ses propres créations. En ouverture, l’ambitieux Monstres sacrés réunis le Triple concerto de Beethoven, les Wesendonck Lieder ainsi que des extraits de Tristan und Isolde. Pour le directeur Emmanuel Quinchez, il s’agit « d’un spectacle manifeste pour la compagnie » puisqu’il rassemble les membres du comité artistique : le compositeur/arrangeur Othman Louati, le directeur artistique/pianiste/chef de chant Romain Louveau et la directrice musicale Fiona Monbet. Il illustre leur savoir-faire dans « la progression de la musique acoustique vers la musique sonorisée et électroacoustique. » Le concert de clôture proposera d’ailleurs un double concert associant la musicienne électro Maud Geffray à an Index of Metals de Fausto Romitelli, une composition « qui fait grandir » et que Miroirs étendus travaille depuis quatre ans. Cette « pièce incroyable est une œuvre testament qui permet de casser la frontière entre opéra et électro. ».
© Martin Nola
Dotée d’une grande appétence pour le répertoire lyrique, la compagnie se pense comme une maison d’opéra itinérante dotée d’un orchestre et faisant à la fois de l’accueil, de la création, de la diffusion. Elle entend « explorer le répertoire sans le sacraliser, de façon très libre, très ouverte, en y mettant une patte contemporaine. La compagnie utilise [d’ailleurs] beaucoup la sonorisation qui doit toujours raconter quelque chose, car c’est un instrument ».
C’est bien ce que l’on découvre avec cet Orphée et Eurydice revisité où le compositeur/arrangeur Othman Louati dit « chercher l’inoui » avec ce monument dont il souhaite proposer « une forme d’exégèse, de médiation vers la version originale. » Ce souci d’accès direct explique son choix de la version française de 1774 qu’il redécoupe pour se concentrer sur le drame intime des personnages. L’on peut toutefois regretter qu’Amour et Eurydice ne chantent pas tous leurs airs, d’abord parce qu’Amélie Raison – que l’on aura beaucoup entendu cette semaine – régale une fois encore de son talent lumineux alors même qu’elle n’est pas visible. Ensuite parce qu’Eurydice – incarnée par une Mariamielle Lamagat en demie-teinte – n’est finalement pas très présente au cours de la soirée. Elle laisse toute la place au très convaincant Orphée de Floriane Hasler à la voix ample et bien projetée, à l’interprétation toute en retenue, dépourvue d’afféterie comme dans le très touchant « Eurydice n’est plus ». Cela est d’autant plus remarquable que cette prise de rôle ne remonte qu’à deux semaines ! Le compositeur dit avoir choisit une voix féminine pour incarner Orphée « par goût pour la tradition du travestissement ainsi que pour les couleurs particulières des duos à deux voix de femmes » qui effectivement fonctionnent à merveille.
La vibrante sensibilité de la mezzo et l’émotion vocale des duos d’amour se perdent malheureusement en partie en raison de la pénombre perpétuelle du plateau qui empêche de voir les expressions des visages tout comme le hiératisme imposé par la mise en scène qui fige les émotions. Outrenoir ou noir outré, chacun jugera, mais à trop vouloir aller à l’os du mythe, Thomas Bouvet, le prive d’une part non négligeable de sa vitalité. Pourtant la scénographie de ce tapis de fleur labouré d’un chemin central vers le fond de scène obscur, vide pascalien au cœur du vivant, est une belle image qui pourrait sans doute être plus exploitée. L’intervention des spectres par exemple, gagnerait à aller plus loin dans le travail de la lumière, quitte à ne laisser paraître que des visages désincarnés.
La vidéo permet quant à elle un intéressant effet de décalage avec le quotidien dans le traitement appliqué au personnage d’Amour : immense, les cheveux longs rabattus devant le visage à l’exemple de la mère du petit chaperon rouge lorsqu’elle se transforme en un loup terrifiant dans la sublime version du conte proposée par Joel Pommerat, il s’affirme bien comme un être divin, un concept.
Dans la fosse, Fiona Monbet est très connectée au plateau et sert la partition avec feu dans cette réduction pour huit instrumentistes aux accents chambristes, aux couleurs aussi vives et variées que la scène est sombre. La partie contemporaine ne manque pas de fulgurances, donnant du relief au contre-chant, valorisant la dissonnance. Le compositeur dit « peu toucher aux harmonies, jamais à la ligne vocale », mais s’intéresser « à la poétique du son ». L’ajout d’électronique aux instruments dans le second acte leur donne effectivement une résonance fantasmatique qui sert le propos. Si l’utilisation de certains sons questionnent comme celui évoquant le glockenspiel, le travail central autour du « drone » est en revanche assez probant. Le drone – bourdon en anglais – est un son, cluster tenu ou répété.. Pour Othman Louati, « l’esthétique du drone s’inscrit dans la continuité de la pédale harmonique avec un travail sur la clarté et l’obscurité. Ce travail plastique sur le son permet d’explorer sa profondeur. »
Une « esthétique en arche » préside à l’ensemble du spectacle : si le premier acte s’attache « à l’esthétique classique retravaillée à la lumière de la seconde école de Vienne, avec gong, crotale, main dans la table d’harmonie du piano…), le second acte, en revanche « se veut terrifiant, or le style classique est trop lumineux pour en rendre compte. Une esthétique post-industrielle, très sombre, s’impose donc à ce moment. Même le thème des Elysées est transformé à la Bartók. Le drone a une fonction d’écoute, il prépare l’oreille au changement esthétique de ce second acte avant de [se faire] souvenir pour un retour vers le style classique » à la fin de l’œuvre.
En 2023, Miroirs étendus et Othman Louati seront à l’affiche de la co[opéra]tive pour un opéra contemporain, les ailes du Désir que l’on est fort curieux de découvrir.
La Biennale Là-Haut se poursuit quant à elle jusqu’au 12 juin 2022 avec notamment an index of Metals, le 11, au Grand Mix à Tourcoing.