Fin de saison en apothéose pour le Philharmonique de Monte-Carlo. Sous la direction de Kazuki Yamada, l’orchestre et ses solistes se sont surpassés dans l’interprétation en concert de l’opéra de Bartók le Château de Barbe-Bleue. La musique y est d’une force dramatique irrésistible – étonnante, sévère, stridente, fracassante, mais aussi subtilement évocatrice, et même tendre, avec des nuances d’une délicatesse inouïe. Tout cela, l’orchestre l’a mis superbement en valeur.
Devant lui, deux solistes de premier ordre : Matthias Goerne, bouleversant dans le rôle de Barbe-Bleue et lena Zhidkova, touchante dans celui de sa nouvelle femme Judith.
Dans cette histoire, Judith contraint son redoutable époux à ouvrir une à une les sept portes mystérieuses de son château.
Au fur et à mesure, Bartók nous distille une leçon d’orchestration : cordes en trémolos, bois crépitants, xylophone en folie pour l’entrée dans la salle de torture ; trompette et batterie guerrières pour la salle d’armes ; cuivres rutilants pour la salle des trésors ; sonorités printanières et glissandos de harpes pour le « jardin secret » ; grand orgue et fanfares pour les domaines de Barbe-Bleue ; trémolos de cordes, sourds roulement de timbales pour le « lac de larmes » ; atmosphère funèbre, plainte des clarinettes pour la chambre des anciennes épouses.
Les voix sont traitées en un parlando proche du Pelléas de Debussy, s’appuyant sur la musicalité de la langue hongroise.
Matthias Goerne livre une interprétation bouleversante mais non ostentatoire de son personnage. Dans la rondeur de sa voix grave et dans l’intensité de son expression, il y a quelque chose d’humain – ce qui peut sembler paradoxal vu l’aspect monstrueux de son personnage. Mais Bartók tenait à ce que son Barbe-Bleue ne soit pas seulement sanguinaire mais aussi un homme aimant. Ecoutez le répéter le mot « könnyek » (« larmes ») dans l’épisode du « Lac des larmes ». Entendez-le s’attendrir sur les femmes de son passé : « Je vous ai toutes aimées ». Voyez le flatter une dernière fois Judith : « De toutes, tu as été la plus belle ». Bartók exprime là des sentiments humains que Goerne restitue admirablement.
On a senti Elena Zhidkova moins « engagée » que son partenaire. Elle chante avec une voix détimbrée qui manque de chair. Interprétant par cœur un rôle dans lequel elle triompha naguère sur la scène de la Scala, elle réussit quand même à nous toucher.
Quand la septième porte se fut refermée sur elle, que resta-t-il au milieu du château de Barbe-Bleue, au bout d’une heure de musique intinterrompue ? Nous, public, envoûté par la splendeur d’un chef-d’œuvre et la puissance émotionnelle de ses interprètes…